Il est difficile d’accuser le fondateur de l'URSS, Vladimir Lénine, de sentimentalisme. Il s’est battu toute sa vie contre tous ceux dont les opinions politiques différaient des siennes, même ses amis les plus proches, et une fois au pouvoir, signait sans trembler des ordres d’exécution. Un des rares moments où l’homme politique énergique fit preuve de faiblesse publiquement fut à l’occasion de l’enterrement de sa compagne, amie et selon toutes vraisemblances amante, Inessa Armand, le 12 octobre 1920.
Inessa Armand, 1895. Crédit : TASS
« Lorsque nous avons suivi son cercueil, Lénine était méconnaissable. Il marchait les yeux fermés, et semblait sur le point de s’écrouler au sol », se souvient la révolutionnaire Alexandra Kollontaï. Armand est décédée subitement du choléra à Naltchik (1429 km au sud de Moscou) quelques semaines auparavant, et ce fut un coup dur pour Lénine. « Je crains, écrivit sa femme Nadejda Kroupskaïa, que la mort d’Inessa n’ait achevé Volodia (diminutif du prénom Vladimir, ndlr). Il passe ses journées à pleurer, le regard dans le vide ».
La française Inessa Armand arrive à Moscou à quinze ans, après la mort de son père, où elle est élevée par sa grand-mère et sa tante. Deux fois mariée avant ses 35 ans, c’est son second époux, Vladimir Armand, qui lui « communique » ses idées révolutionnaires. En 1904, Inessa entre au Parti social-démocrate russe. En raison de sa participation à la révolution de 1905, elle est envoyée en exil dans le nord de la Russie, d'où elle rejoint la Suisse en 1908.
Son second époux décède de la tuberculose. Armand est alors mère de cinq enfants, et se retrouve seule. Elle poursuit son travail pour le bien de la révolution. Elle communique avec des socialistes français, traduit de la littérature révolutionnaire et passe une licence de sciences économiques.
Ses « collègues » bolcheviks se souviennent avec amitié d’Armand. « Son mépris pour les conditions matérielles, son attention envers ses camarades et sa générosité, toujours prête à partager son dernier morceau de pain, voici les traits principaux de son caractère », se remémore la révolutionnaire Lioudmila Stal. Nombreux sont ceux qui ont décrit son amour de la vie et son enthousiasme, qualités aussi marquantes que sa beauté que son charme.
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En 1909, une rencontre change sa vie : Armand fait connaissance avec le chef de la fraction bolchévique, Lénine, dont les livres l’ont inspirée à épouser le socialisme. Ils vivent et travaillent quelques années à Paris, et nombreux sont leurs contemporains qui se doutent du caractère plus qu’amical de leur relation. « Lénine ne quittait pas de ses yeux mongols cette petite française », remarque le socialiste français Charles Rappoport. Lénine s’adresse à elle dans ses lettres sous la formule « ma chère amie » et fait preuve d’une sollicitude et d’une tendresse extrêmes.
« Presque toutes mes activités ici, à Paris, me faisaient penser à toi », écrit Armand quelques années plus tard, en 1913. La lettre est claire : la révolutionnaire était secrètement amoureuse de son compagnon de lutte et professeur : « J'aimais tant non seulement t'écouter, mais aussi te regarder lorsque tu parlais. Tout d’abord, ton visage prenait vie, et puis, il était aisé de te regarder parce que tu ne le remarquais pas… ».
Lénine est marié depuis déjà 11 ans à Nadejda Kroupskaïa, fervente révolutionnaire, soutien inconditionnel et compagne dévouée, au moment de sa rencontre avec Inessa Armand. En dépit de la rivalité pour le chef des bolcheviks, les femmes instaurent une relation amicale. Kroupskaïa écrit : « Lorsqu'arrivait Inessa, tout devenait plus agréable et plus gai ». Cette dernière parle elle aussi très affectueusement de Kroupskaïa : « Je l'ai aimée quasiment dès notre première rencontre. Elle fait preuve d’un charme doux et tendre vis à vis des camarades ».
Lev Danilkine, auteur d'une récente biographie de Lénine, rappelle l'absence de témoignages historiques concernant la relation entre Lénine et Armand (sans compter les souvenirs de leurs contemporains), mais il suppose que les rapports entre Lénine, Armand et Kroupskaïa auraient pu se développer conformément à la nouvelle morale soviétique, décrite dans le roman de Tchernychevski, Que faire ? : « On autorise, de fait, tout, mais alors tout, tant que c’est fondé sur le respect mutuel ». C'est justement pour cette raison, selon Danilkine, que Kroupskaïa comme Armand peuvent laisser la jalousie de côté : elles sont proches en pensées et se respectent mutuellement.
Inessa Armand, 1909. Crédit : TASS
La relation entre Lénine et Armand ne fait pas long feu : le révolutionnaire préfère en fin de compte rester fidèle à sa femme, avec laquelle il a vécu si longtemps. Dans une lettre datée de 1913, Inessa écrit avec douleur : « Séparons-nous, séparons-nous donc, mon cher ! », et accepte la décision de Lénine.
La « camarade Inessa » conserve intacte sa foi en la révolution et en son leader jusqu’à la fin de sa vie. Ignorant sa nationalité française grâce à laquelle elle aurait pu vivre confortablement en Europe, elle retourne en Russie en 1917 avec Lénine et Kroupskaïa, prend part à la Révolution d’octobre et travaille pour la jeune République soviétique, vivant, comme le souligne Lev Danilkine, dans un appartement glacial dans des conditions épouvantables. Armand a tout juste 46 ans quand elle meurt du choléra. Une maladie qu’elle a contracté, ironie du sort, durant un voyage curatif dans le sud de la Russie.
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