Nous n'avons aucune faiblesse en Russie. En tant que nation, nous sommes invincibles et sans faille, alors, s'il vous plaît, fermez cet article, camarade, et installez-vous devant quelques documentaires soviétiques sur le blé merveilleusement doré poussant dans nos vastes champs, de préférence avec des images d'enfants heureux célébrant chaque seconde de leur vie sous le regard bienveillant et sage de Léonid Brejnev. Puis, bien sûr, réveillez-vous et regardez la réalité en face.
La Russie souffre d'un certain nombre de défauts souvent systémiques. Les économistes se concentreraient sans aucun doute sur l'inégalité des richesses et la forte dépendance à l'égard des ressources naturelles. Les politologues mentionneraient un système de gouvernance trop centralisé, des tendances autocratiques et l'absence de certaines libertés démocratiques que l'on pourrait observer dans certaines nations d'Europe occidentale. Les touristes, quant à eux, se plaindraient probablement du manque d'anglophones en province. Malheureusement, tout cela est vrai, la Russie a sa part de problèmes, tout comme n'importe quel autre pays.
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Je voudrais cependant me focaliser sur un autre point faible qui me dérange sérieusement : la coriace combinaison de l'indifférence et du manque de confiance. La plupart d'entre nous s’avèrent en effet cyniques et extrêmement sceptiques, n’éprouvent aucun empathie et confiance envers leur prochain, et, franchement, ne se soucient aucunement des autres.
Ne vous méprenez pas, cela ne veut pas dire que nous sommes des monstres se délectant de chair humaine. Nous nous soucions beaucoup de nos proches et de nos amis : les valeurs familiales, par exemple, sont encore vitales pour la plupart des Russes (77% d'entre eux considèrent qu'il est nécessaire de se marier et de fonder une famille, selon un sondage de 2019). Comme Sting chantait : « Les Russes aussi aiment leurs enfants ».
« La famille, la santé, les enfants, telle est la formule du bonheur pour nos citoyens », déclare d’ailleurs Valeri Fiodorov, directeur du Centre panrusse d’étude de l'opinion publique (VTsIOM). Et c'est tout à fait normal. La mauvaise nouvelle cependant, c’est qu'en Russie, l'altruisme se limite généralement à ce cercle familial et amical proche. Au-delà, il s'agit simplement de « personnes que vous ne connaissez pas », qui n'ont pas d'importance, car pourquoi devraient-elles en avoir ?
L’un de mes amis a un jour mentionné dans une conversation avec d'anciens camarades de classe qu'il s'était inscrit à un organisme de bienfaisance, donnant environ 500 roubles (7 euros) par mois à une cause. Cela n'a pas été accueilli avec enthousiasme, et pas seulement parce que personne n'aime les vantards. La réaction commune a été : « Hé, tu n'as pas ta propre famille à soutenir, tes propres problèmes à gérer ? Laisse les riches s'occuper de ce genre de choses ».
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La Russie n'est pas du tout une adepte de la charité. Selon l'Indice mondial 2018 des dons établi par la CAF, elle occupe la 110e place sur 144 nations pour le nombre de personnes donnant de l'argent à des œuvres caritatives ou y accordant de leur temps. Les gens ici ne semblent en réalité pas faire confiance aux organisations de bienfaisance, et pas seulement à elles : un autre sondeur international, Edelman Trust Barometer, a rapporté en 2019 que les Russes se méfiaient des ONG, des médias et des entreprises, occupant ainsi le premier rang sur la liste des 26 nations sondées. Et notre scepticisme à l’égard du gouvernement n’est également guère réjouissant : selon une enquête du Centre Levada, 52% des personnes interrogées pensent que les autorités russes mentent sur la situation dans le pays.
Fondamentalement, nous vivons selon la tristement célèbre règle des camps du Goulag : « Ne faites pas confiance, n'ayez pas peur, ne mendiez pas ». Bien sûr, la Russie contemporaine est un endroit beaucoup plus agréable que l'URSS stalinienne, mais nous avons effectivement tendance à ne compter que sur nous-mêmes. Nous considérons tous ceux qui se trouvent en dehors du cercle étroit des proches (qu'il s'agisse de la police, du gouvernement, de la société, de toute autre personne dans la rue) au mieux comme un élément indifférent, si ce n’est parfois totalement hostile. Et vivre dans une telle atmosphère n’est pas très amusant.
Dans un contexte de telle peur et de telle méfiance, même une rencontre avec la police peut engendrer la crainte que de la drogue se retrouve soudainement dans votre poche ou que de l'argent vous soit extorqué. Et si un inconnu essaie de vous aborder dans la rue ? Probablement un mendiant, sinon un voleur. Quelqu'un essaie de collecter de l'argent pour quelque chose ? C'est sûrement une arnaque. Telle est la façon de penser de nombreux Russes, y compris souvent de moi-même.
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Les conséquences peuvent être véritablement honteuses, comme dans ce cas où les habitants d'un immeuble ont fait pression sur un fonds aidant les enfants atteints de cancer afin qu’il quitte l'appartement qu’il occupait, les voisins de l'étage croyant que le cancer était une maladie contagieuse. C'est scandaleux tant éthiquement que médicalement. Et cela peut se produire en 2019 à Moscou. Tout comme il y a un an, lorsqu'un quartier a protesté contre la blanchisserie d’un refuge pour sans-abri, les riverains affirmant qu’ils ne voulaient pas que les « clochards ruinent nos vies ». Nous ne vous faisons pas confiance, vous ne méritez donc aucune pitié.
Une autre conséquence de notre manque général de confiance est l'intérêt des Russes pour les théories du complot. Nous aimons en effet à penser que des ennemis extérieurs à la Russie essaient constamment de saper notre grandeur, de nous calomnier, de nous voler... en gros, de tout faire pour détériorer la vie des citoyens russes. « Notre société est fermement convaincue que la Russie a un ennemi mortel qui peut porter des noms différents et qui est soutenu par la CIA ou le Pentagone », a déclaré en mai 2018 le sociologue Alexeï Levinson du Centre Levada. Nous ne faisons pas vraiment confiance à nos compatriotes, alors pourquoi devrions-nous nous fier aux autres pays ?
Cela, bien sûr, ne signifie pas que l'ingérence étrangère n'est pas réelle : il n'est pas nécessaire d'être un théoricien du complot pour voir des preuves. Cependant, beaucoup dans notre société effectuent ce raccourcis simpliste consistant à attribuer n'importe quel problème rencontré dans leur vie quotidienne à nos rivaux... Et inutile de dire que le gouvernement n'est pas toujours pressé de les convaincre du contraire : pourquoi réorienter leur attention vers soi quand on peut tout aussi facilement la garder axée vers une force étrangère ?
Comment les Russes ont-ils réussi à être si atomisés, pourrait-on se demander. Après 70 ans de vie sous le régime du Parti communiste ? En fait, ce manque de confiance est l'une des conséquences directes de l'URSS et de son effondrement.
D’une part, après avoir vécu sous un régime interdisant fondamentalement les initiatives commerciales et privées et déclarant que tout est « propriété commune », alors que ce sont les élites bureaucratiques qui jouissent de la richesse et pas vous, ordinaire camarade travailleur, vous percevez vraiment tout ce qui contient les mots « besoins communs » et « idéaux communs » avec une once de méfiance.
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D'autre part, toutes les garanties sociales qui existaient au sein du système soviétique, fussent-elles aussi tordues et bancales, ont disparu dans les années 1990. À l'époque, des milliers de personnes sont devenues riches et prospères, mais des centaines de milliers d'autres ont tout perdu. « Je ne ferai plus jamais confiance à cet État », répétait ma grand-mère après avoir perdu toutes ses économies en 1998. Les victimes de cette époque tourmentée de changements apprennent donc à leurs enfants à être prudents et à ne faire confiance à personne, et ainsi cela se perpétue. Les événements actuels ne contribuent pas non plus à améliorer la situation : par exemple, le niveau de confiance envers le gouvernement a chuté une fois de plus après que l'État a repoussé l'âge de la retraite en 2018.
Nous voici donc craignant les étrangers, méfiants vis-à-vis à la fois de notre État et du monde entier, sceptiques à l’égard de tout, vivant dans nos petites forteresses assiégées au sein de la grande forteresse assiégée qu'est la Russie . Et bien que cela aide d'éviter de temps en temps de graves déceptions (quand on s'attend au pire, on n'est jamais déçu), cette approche nous rend véritablement pessimistes, paranoïaques et tristes.
Est-ce que cela durera éternellement ? J'espère que non. Mais en tant que vrai Russe, je suis pessimiste à ce sujet.
Dans cet autre article, nous tentons justement d’expliquer pourquoi la Russie est si déprimante.
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