Comment réagissez-vous face aux termes « autrice » (variante féminine de « auteur ») ou « doctoresse » ? En Russe, le sujet de la féminisation, notamment, des noms de professions fait également débat. Traditionnellement, dans le milieu académique, le suffixe « ka » (comme dans « avtorka », féminin de « avtor »/« auteur ») est considéré comme péjoratif et hautain. Néanmoins, de nombreuses féministes russes non seulement n’y voient rien d’offensant, mais insistent même sur son utilisation. Selon elles, cela devrait en effet mener à ce que les femmes cessent « d’être gênées par leur genre féminin ».
Cette année, les partisanes de cette théorie sont parvenues à initier une discussion publique sur ce fameux suffixe. Les « avtorki » (autrices), « redaktorki » (rédactrices) et « bloguerki » (blogueuses) ont ainsi littéralement envahi l’espace internet et ont transformé ce prétexte linguistique en instrument de lutte pour les droits de la femme. Les formes féminisées de certains mots ont ainsi fait leur apparition dans différents médias, tels que le populaire site d’information culturelle Aficha.
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Nous avons tenté de déterminer contre quoi se battent ces militantes et quelle est la probabilité que dans une vingtaine d’années les normes linguistiques qu’elles prônent se soient ancrées dans les mœurs.
D’après les féministes en personne, le mot « vratch » (médecin) ou « instrouktor » ne devraient aucunement être utilisés sans suffixe s’ils désignent des femmes, leur sexe n’étant alors pas évident. Dans un même temps, les anciens suffixes ne conviennent pas non plus à cet égard. Selon elles en effet, le suffixe « cha » signifie une appartenance à l’homme et à sa profession.
« "Doktorcha" est la femme du docteur, "gueneralcha" la femme du général, tandis que "stoudentka" [étudiante] et "sportsmenka" [sportive] désignent déjà l’activité d’une femme en tant qu’unité indépendante, affirme Assia Lounegova, féministe et activiste du mouvement body positive. C’est pourquoi les féministes disent "bloguerka" et "redaktorka" ».
En réalité, il s’agit d’une position contestée : par exemple, auparavant « soldatka » servait à désigner la femme du soldat, et non pas une femme militaire. Aussi, le terme « doktorcha » est-il aujourd’hui utilisé dans un but dépréciatif.
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Cependant, l’avis d’Assia est partagé par beaucoup, et notamment par Daria Apakhontchitch, artiste et féministe célèbre de Saint-Pétersbourg. Cette dernière fait d’ailleurs partie d’un groupe de rédaction élaborant le premier livre de contes de fées destinées aux petites filles, « dans lequel il n’y aura pas d’objectification », et dont presque l’ensemble des textes sont rédigés par des « autrices ». Daria assure à ce propos qu’il ne s’agit pas d’une ligne rédactionnelle imposée, mais qu’elles l’ont elles-mêmes voulu. Philologue de formation, elle avoue avoir initialement ressenti une « dissonance » faces à ces termes féminisés, les établissements académiques ne mettant pas en avant l’utilisation des statuts au féminin.
« Dans un article scientifique il est même interdit de dire "lectrice", bien qu’il s’agisse d’un terme normatif, sans parler de "avtorka", qui semble assez nouveau et s’apparenter à la sous-culture. Et quand j’ai commencé à réfléchir à ça et à m’intéresser de plus près à la théorie du genre, j’ai compris que c’est un stéréotype purement culturel, nous sommes simplement habitués à penser que le féminin est quelque chose de second rang », précise Daria.
« J’aime les noms de métiers féminisés, je pense qu’ils rendent la présence des femmes visible ». Lorsqu’on lui demande si elle voudrait que sur son diplôme de spécialisation soit indiqué un terme féminisé, elle répond : « Oui, bien sûr ». « Actuellement ça produit une impression d’artificialité, mais c’est temporaire. Si nous sommes nous-mêmes gênées par notre genre féminin, alors que voulons-nous des autres ? ».
Daria remarque en outre que ce n’est qu’aujourd’hui que la discussion linguistique prend réellement de l’ampleur, ce qui ne s’était jamais produit auparavant dans l’histoire. En effet, même les célèbres débats ayant opposé occidentalistes et slavophiles n’avaient englobé que les couches instruites de la société. C’est pourquoi, selon elle, la langue, surtout sur Internet, se met aujourd’hui à jour continuellement et nous ne parlons et n’écrivons déjà plus comme il y a cinq ans.
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« Cette dernière année j’ai enseigné le russe à des réfugiés. J’ai une approche classique de l’enseignement, mais si nous atteignons un niveau suffisant, alors je parle immanquablement des termes féminisés et de l’histoire de la lutte des femmes pour leurs droits, mais comme on dit, c’est à eux seuls de décider », explique-t-elle.
Toutefois, toutes les féministes russes ne se considèrent pas perdantes dans leurs droits en raison de l’absence du suffixe « ka ». Beaucoup pensent en effet que la Russie a été l’un des premier pays dans le monde à accorder à la gent féminine des droits égaux à ceux des hommes. En mars 1917 a il est vrai été adopté un décret en faveur du vote universel, tandis que la constitution de 1918 a permis aux femmes de conserver leur nom de jeune fille, d’obtenir le droit à l’avortement et a grandement simplifié la procédure de divorce. Lorsque les femmes se sont ensuite mises à se battre activement pour leurs droits, elles ont effectivement nourri le désir de marquer leur présence dans telle ou telle sphère. Ont alors fait leur apparition des termes tels que « lektrissa » (lectrice), « koursistka » (étudiante), ou encore « telegrafistka » (télégraphiste). En parallèle, s’est opposée à elles la tendance littéraire de désigner les femmes dans leurs professions par des mots masculins, nivelant ainsi les normes.
D’ailleurs, on peut à cet égard faire mention des illustres Anna Akhmatova et Marina Tsetaïeva, qui étaient résolument contre le fait d’être qualifiées de « poétesses ». Elles se disaient « poètes », jugeant que leur œuvre ne se limitait pas à des vers romantiques de dames, mais à de la littérature sérieuse.
Dans les années 1920, lorsque les femmes ont commencé à rejoindre les rangs des ouvriers, dans la langue a toutefois débuté une véritable révolution. Étant donné qu’historiquement la majorité des professions en russe avaient un nom de genre masculin, à l’exception des métiers traditionnellement féminins (« chveïa »/« couturière » ou « kroujevnitsa »/« dentellière »), les métiers naissant ont alors vu leur nom être accordé également pour les femmes, à l’instar de « sanitarka » (aide-soignante), « komsomolka » (membre de l'organisation soviétique des jeunesses communistes), « guimnastka » (gymnaste), « biletiorcha » (contrôleuse de billet au cinéma, théâtre …), etc. Simultanément, les mots prérévolutionnaires dotés de suffixes (« arkhitektrissa »/« architectrice », « aviatrissa »/« aviatrice »), sont sortis de l’usage, ne parvenant pas à y trouver leur place.
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Suite à la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à nos jours, en russe il a ensuite été admis comme règle de signifier le genre masculin ou féminin non pas dans le nom de la profession, mais dans l’adjectif ou le verbe placé à côté (dont la terminaison change en fonction du genre). Ainsi, la profession ne désignait plus un sexe, mais seulement une personne conventionnelle, chargée d’une activité précise. D’ailleurs, dans de nombreux pays d’Europe, qui ont plus tard accordé aux femmes des droits égaux à ceux des hommes, aujourd’hui a également lieu un processus de formation de mots, excluant l’appartenance à un genre. Par exemple, certains anglophones tentent aujourd’hui de prôner l’emploi non pas de « businessman » ou de « businesswoman », mais de « businessperson ».
Certaines femmes pensent même que les nouveaux termes féminisés non seulement n’aident pas les femmes dans la société, mais qu’au contraire ils les placent sur une marche inférieure. « N’importe quel nom lié au genre a toujours été chez nous interprété comme le signe d’un rang secondaire dans la profession, avance Natalia Lomykina, candidate en sciences philologiques et maître de conférence au sein du département de stylistique de la faculté de journalisme de l’Université d’État de Moscou. Nous n’avons pas de suffixe neutre, qui indique simplement le genre et ne porte aucune teinte. Les suffixes "ikha", "ka" sont vus comme réducteurs, et même péjoratifs. C’est-à-dire que « vratchikha » [femme médecin] n’est pas une professionnelle de la médecine, mais une bonne femme dans une polyclinique qui ne sait rien faire. À mon avis, en utilisant tous ces suffixes, les femmes dévalorisent leur travail. "Je ne suis pas auteur, je suis autrice, n’attendez rien de moi". La conscience linguistique interprète cela précisément de cette façon ».
Même les termes féminisés parvenus à entrer dans la norme du discours courant sont inscrits dans les documents officiels sous leur forme masculine. « Si nous regardons n’importe quelle ordonnance officielle, il y aura « outchitel » [enseignant], et non pas « outchitelnitsa » [enseignante], « master » (maître dans un domaine), et non pas « masteritsa », souligne Natalia.
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« Après la Seconde Guerre mondiale, la femme s’est heurtée à la nécessité d’endosser toutes les fonctions masculines, c’est pourquoi nos femmes n’ont aujourd’hui rien à prouver, tout du moins sur le plan linguistique. Notre femme, vraisemblablement, souhaite qu’on la libère de cela, qu’on l’aide. Toutes ces créations de mots, "coordinatorka" [coordinatrice], "bloguerka" [blogueuse] sont une imposition artificielle d’une norme à la langue russe. Mais ce n’est pas comme ça que l’on agit avec la langue ».
Ioulia Kourakina (Iourova), 30 ans, conductrice suppléante de train
Vladimir Astapkovich/Sputnik« Dans notre département, tant les hommes que les femmes sont qualifiés de "chef de département", illustre Irina Dergatcheva, professeur de culture du langage au sein du département de linguistique de l’Institut culturel d’État de Moscou. Même l’une des plus célèbres combattantes en faveur des droits des femmes, Alexandra Kollontaï, ne se qualifiait pas de "poslikha" [ambassadrice], elle était "posol" [ambassadeur], le terme "poslikha" étant presque injurieux ». Les termes féminisés contemporains sont donc selon Irina « un souhait de se démarquer, mais ne sont pas essentiels ».
« Je respecte beaucoup les mouvements féminins et fais moi-même partie de ces organisations, confie-t-elle. Mais il faut penser à comment la femme peut réellement influencer la société, apporter des idées de tolérance, de féminisme, de communication interculturelle, plutôt que de jouer sur les mots ».
En Russie, il y a de nombreuses femmes à des postes de dirigeants, notamment dans les domaines sociaux, rappelle Irina. « Mais est-ce que Docteur Liza [Elizaveta Glinka], qui a sauvé beaucoup de monde, se serait fait appeler "doktorka" ? ».
Dans cet autre article, nous vous narrons comment les femmes russes se sont battues à travers l’histoire pour leurs droits.
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