Malcolm McDowell dans Orange mécanique (A Clockwork Orange), Kubrick.
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En lui-même, le nom de l’argot « Nadsat », utilisé par Alex et ses amis, vient de l’équivalent russe du préfixe français « -dix », que l’on trouve par exemple dans « dix-sept ». Ainsi, en russe, « vossemnadtsat’ » veut dire « dix-huit ».
Et ce n’est pas une coïncidence si les personnages principaux font justement partie de cette tranche d’âge. Ils incarnent en effet une sous-culture adolescente qui est non seulement mal comprise par leurs pairs adultes, mais qui est également perçue comme sinistre de par son caractère étranger et la menace politique qu’elle représente. Cela a pour conséquence d’amplifier l’incompréhension mutuelle qui prédominait durant la guerre froide, une époque où les mots étaient telles des armes et où une communication intelligible était presque impossible.
« Il y avait moi, autrement dit Alex, et mes trois drougs, autrement dit Pierrot, Jo et Momo ».
Rencontré dès la première page, « droug » est certainement le mot Nadsat le plus célèbre du livre. Il surprend et avertit ainsi le lecteur qu’il pénètre à présent dans un autre monde.
Ce terme gagne en importance tout au long de la nouvelle, à mesure que nous observons la lutte intérieure qui anime Alex et qui s’achève souvent au détriment de ses drougs malchanceux.
« On restait étendu là après s'être tapé un moloko des familles et ensuite on avait le messel (autre mot Nadsat signifiant idée, du russe мысль, mysl’) que tout ce qui était autour était comme qui dirait du passé ».
Alors qu’Alex et ses drougs expriment un goût certain pour le « vieux moloko », il est dès le début évident qu’ils ne se contentaient pas de verser du lait dans leurs céréales. Dans la célèbre scène d’ouverture au Korova Milk-Bar, leur moloko est mélangé avec des « couteaux », un mystérieux liquide, dont on peut seulement dire avec certitude qu’il ne devrait pas être servi à des personnages qui ont visiblement moins de 15 ans.
En sachant que « korova » est le mot russe désignant la « vache », cela prend tout son sens, n’est-ce pas ?
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« J'avais mal au gulliver, et besoin de dormir ».
Ce terme est une traduction s’éloignant sensiblement du terme russe « golova ». On peut imaginer qu’il s’agit d’une allusion aux Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Ce géant arrivé dans une contrée habitée par des pygmées serait-il une astucieuse représentation de l’effrayante culture soviétique menaçant d’envahir l’Occident ?
« … le vieux veck a commencé à geindre plein tube, et là-dessus le sang a coulé, une vraie beauté, mes frères ».
Si le terme « tchelovek » désigne en russe une personne ou l’homme de manière général, notre anti-héros, Alex, l’a cependant abrégé en « veck » afin de lui donner une touche de condescendance. « Veck » n’est pourtant pas utilisé en russe pour s’adresser à quelqu’un, ce qui montre que Burgess a considérablement dévié des traductions russes directes dans le but de faire du Nadsat un jargon des plus énigmatiques.
« … si bien que le krovvi pifeux rouge rouge s'est mis à dégouli dégouliner ».
Dans Orange mécanique, au mot « krov’ » a été rajouté un « i », afin de le rendre moins sérieux que sa forme russe initiale. Mais pourquoi exactement ? Eh bien ! parce qu’Alex est un maniaque ultra-violent et que l’idée du sang ne l’effraie pas le moins du monde !
De plus, Burgess a ici fait le choix généreux de donner au lecteur la possibilité de comprendre aisément ce terme, la description « rouge rouge » laissant peu de place au doute quant à son sens.
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« – Seriez-vous assez aimable pour me permettre de me servir de votre téléphone pour appeler une ambulance ?
– Nous n’avons pas de téléphone, a répondu la dévotchka ».
En Russie ce terme est la variante la moins diplomatique du largement accepté « devouchka » (fille, jeune fille). À moins que vous parliez d’un enfant, devotchka est généralement utilisé par les coureurs de jupons sans vergogne. En prononçant ce mot, vous paraîtrez au mieux effronté, au pire arrogant. Pour ce qui est d’Alex, la dernière possibilité semble la plus adaptée.
« Oh ? Il commence à m’intéréssovater maintenant… ».
Il s’agit certainement du plus audacieux empreint au russe de l’œuvre toute entière. Ce mot contient le verbe russe « s’intéresser » et y a été ajouté un suffixe français. Vous vous demandez sûrement ce qui a poussé Burgess à faire un tel choix ? Est-ce juste pour rendre le mot encore plus long ? Et vous avez absolument raison !
Dans l’intrigue de L’Orange mécanique, cette tentative délibérée de rester fidèle à la langue russe était vue comme une profonde menace pour l’identité occidentale d’après-guerre. Cela démontre qu’Alex et ses amis n’étaient même pas tentés d’utiliser l’équivalent français, pourtant plus facile à prononcer. Plus important encore, cela offre un bref aperçu de l’insécurité que les pays occidentaux capitalistes ressentaient face à la Russie et à la culture soviétique, une insécurité qu’ils s’efforçaient de dissimuler un maximum.
Dans ce second article, nous vous proposons cinq autres raisons d’être fier de vos origines russes.
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