Certains espaces russes sont ancrés dans l’imaginaire et correspondent à un désir de découverte ou de dépaysement bien réel, même si, pour beaucoup d’entre nous, cette aspiration peine à se réaliser. Il est particulièrement intéressant de voir que, au sein de ma galerie rassemblant plus de deux mille prises de vues réalisées dans les principaux pays d’Europe et en Asie, ce sont huit photos prises en Russie qui sont les plus populaires. Or, sur ces huit scènes russes, sept ont été capturées dans un autre monde, très différent de notre quotidien et de bien des destinations « exotiques » largement fréquentées et connues.
Cet autre monde est celui de la Sibérie orientale, en hiver, par grand froid, voire par froid extrême. Plus étonnant encore, plus de la moitié de ces photos a été prise en moins de vingt-quatre heures, alors qu’elles font partie d’une collection s’étalant sur une dizaine d’années. Nous tenterons de comprendre les causes de cette attractivité particulière en restituant les images dans leur environnement.
Le manteau blanc et or de la cathédrale de la transfiguration à Iakoutsk par -25°C
De nombreux Iakoutes sont animistes. Leur religion traditionnelle, comme celles des autres peuples sibériens, voire des Russes qui y ont fait souche, est imprégnée des esprits de la nature et de chamanisme. Toutefois, le christianisme orthodoxe est arrivé à Iakoutsk dès le XVIIe siècle, avec les premiers colons. Cette photo a été réalisée dans des conditions exceptionnellement favorables. Dès que la température chute sous les -40°C, la ville est en effet noyée dans un brouillard très opaque en raison des échappements de véhicules et des chaufferies. Le phénomène est « naturel » et n’indique pas nécessairement un haut niveau de pollution. Il est semblable aux traînées laissées par les avions lorsque ceux-ci volent en haute et froide altitude. En revanche, par -25°C, cette réaction ne se produit pas. Le climat hyper-continental est sec et sans vent. Les précipitations et les nuages sont très réduits.
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Néanmoins, en hiver, la plupart des bâtiments sont à l’ombre tellement le soleil est bas sur l’horizon, en raison de la latitude et des quelques courtes heures de jour. La cathédrale jouit d’une situation privilégiée. Elle est dégagée sur sa face sud, se trouvant à quelques mètres du bord d’un dénivelé surplombant le fleuve Léna et ses rives, occupées par une prairie parsemée de marais. Ainsi, à 14:00, ce 27 décembre, la course réduite et quasi finissante du Soleil baignait d’une pale lumière les bulbes dorés répondant aux murs ocre ornés de blanc de l’édifice religieux. La neige sèche n’adhérant pas sur les bâtiments, le givre habillait les grilles, les arbres et le sol, qui, ainsi, ne rompaient pas cette féerie colorée. L’image s’est composée elle-même. Il ne restait qu’à être là au bon moment et à la capturer.
Cette maison, apparemment pétrifiée, borde le début de la route de la Kolyma, un peu à l’extérieur de Iakoutsk et de l’autre côté du fleuve Léna. La photo qui en a été prise a probablement provoqué l’attention du fait qu’elle ne correspond pas à l’image que l’on a des isbas russes en hiver. Ici, ce n’est pas la neige qui attire le regard. Les épais murs de rondins forment un excellent isolant, mais le froid est tellement intense qu’il en est perceptible visuellement, tant tout paraît figé dans la glace et dans le givre. Et pourtant, contrairement à ce que l’on peut lire dans des articles à sensations, y compris dans des journaux et de la part d’auteurs qui se veulent crédibles, les Iakoutes ne font pas que survivre tels des « zeks » (abréviation désignant les prisonniers du Goulag) durant la période de l’année la plus hostile. Ils vivent pleinement. Les enfants vont à l’école, les adultes se rendent à leur travail. Au cœur de l’hiver, la période, qui suit le Nouvel an et dure jusqu’au Noël orthodoxe du calendrier julien (7 janvier), est un temps de fêtes familiales, amicales et professionnelles, durant lequel on sort et on se rend visite, comme partout ailleurs en Russie.
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Tomtor délimite, avec Verkhoïansk et Oïmiakon, un triangle où sont enregistrées les températures les plus basses de l’hémisphère nord. Cet espace se situe à environ 1 000 km au nord-est de Iakoutsk. Il est accessible par la piste de la Kolyma, qui relie la capitale de la Iakoutie (aussi appelée Sakha en langue iakoute) à Magadan, sur l’Océan pacifique. En hiver, le fleuve Léna, les différentes rivières traversées, et la chaussée sont gelés en profondeur. Ce qui permet un trajet plus aisé qu’en été et que durant le court printemps, lorsque le dégel transforme la route en profondes fondrières boueuses tandis que le franchissement des ponts, en mauvais état, est particulièrement risqué. Le parcours suppose néanmoins des véhicules spécialement aménagés pour ce genre d’itinéraire hivernal. La lunette arrière est recouverte d’un feutre pour conserver la chaleur. Du plexiglas double les vitres latérales, dont il est maintenu à distance par de la gomme afin d’emprisonner une couche d’air isolant. Du ruban adhésif l’encercle afin d’assurer sa tenue. Le ventilateur du radiateur souffle à l’intérieur de l’habitacle et non pas vers l’extérieur. La mécanique doit être en parfait état. Une panne pourrait être fatale, d’autant qu’un moteur, arrêté à l’extérieur, gèle rapidement. Il nous a fallu, en ce 25 décembre, dix-huit heures, principalement nocturnes, pour réaliser le trajet par -50°C, dans le minibus UAZ du chef de l’administration d’Oïmiakon. L’atmosphère était parfumée des vapeurs s’échappant des jerrycans d’essence alors que le conducteur se tenait éveillé en grillant cigarette sur cigarette et que, sur le toit, se trouvait stockées, parmi un lourd fourniment, des fusées pour le feu d’artifice de la nouvelle année. Finalement, personne n’a péri carbonisé dans cet environnement glacé au milieu d’un éventuel déflagrant festival pyrotechnique. Et le véhicule est arrivé à Tomtor.
Le cheval est un marqueur de la civilisation des Iakoutes, qui élèvent aussi des bovins. Il est mentionné dans l’Olonkho, épopée iakoute inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Les Évènes, dans la même région, ont quant à eux des troupeaux de rennes. Le cheval iakoute est monté, mais est aussi utilisé pour sa viande, son lait et sa fourrure. Certains auteurs le considèrent d’une race assez proche de ce qu’elle devait être à l’époque préhistorique. D’autres pensent qu’il s’agit d’une adaptation très rapide du cheval mongol venu, avec les Iakoutes, il y a environ 800 ans depuis les bords du Baïkal. Il est très robuste, bas et compact pour conserver la chaleur de son corps. Ses membres sont courts. Il est trapu et amasse une importante couche de graisse, doublée par un épais pelage. Ce cheval très rustique vit dehors, à l’année. Il trouve sa nourriture sous la neige, comme les yaks dans d’autres contrées asiatiques, bien qu’il soit parfois nécessaire de compléter l’alimentation, notamment des plus jeunes, par du fourrage lors des mois les plus rigoureux.
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Gricha (diminutif de Grigory) est un éleveur de chevaux. En hiver, pour être proche du troupeau, il partage, avec un homme plus âgé et à la vue déficiente, une chaude petite isba, on pourrait dire une « isbouchka », à quelques distances du village de Tomtor. Ici, il vient d’arriver après avoir fait une ronde à cheval pour profiter des quelques heures de (très) faible lumière. À cette température, la vapeur corporelle se transforme rapidement en givre. Gricha et sa monture en sont couverts jusqu’aux sourcils. En les photographiant, il convient de retenir sa respiration faute de quoi l’optique de l’appareil est très rapidement congelée par l’humidité expirée. De même, les batteries ne peuvent fonctionner que quelques minutes et doivent être renouvelées rapidement. En attendant leur utilisation, elles doivent être stockées dans une poche de chemise, au plus près du corps et sous toute la couche de vêtements. Une fois réchauffées, elles peuvent resservir à nouveau quelques instants.
Les petits chevaux iakoutes semblent réellement susciter la sympathie puisque l’on en trouve trois dans les cinq premières des deux mille images. Ce sont des animaux qui vivent en quasi liberté, mais ils sont familiers et se laissent approcher comme cette jument à la fourrure givrée. Elle fait partie du groupe rassemblé autour d’un mâle se tenant à courte distance afin de surveiller son harem. L’explorateur britannique Ernest Shackleton était, lui aussi, un admirateur des chevaux iakoutes, dont il s’est servi dans l’une de ses expéditions vers le pôle Sud. En dépit de cet épisode historique, le petit cheval iakoute est un animal merveilleux, qui reste peu connu et peu étudié. Faisant partie d’un mode de vie très traditionnel mais toujours ancré dans la culture quotidienne, il est au moins aussi digne d’attention que le cheval de Przewalski, largement plus célèbre.
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Le lac Baïkal gelé comme itinéraire
Une route non asphaltée de 130 km relie Irkoutsk à Bolchoïé Goloustnoïé, une bourgade bouriate situé sur une rive basse de l’ouest du Baïkal. C’est un vieil établissement où, dit-on, arrivaient les chameaux des caravanes qui avaient traversé le lac Baïkal, apportant des ballots de thé depuis la Chine. Bolchié Koty se trouve à 30 km plus au sud. Cet ancien village de chercheurs d’or ceinturé de montagnes n’est accessible que par le lac. Entre ces deux lieux habités, si la glace du Baïkal est épaisse, il existe des endroits où elle est fragilisée par des sources d’eau plus chaudes. Un véhicule ne peut pas entreprendre le trajet entre Goloutsnoïé et Koty sans risquer de sombrer. Ici, la liaison a été faite par trois personnes juchées sur la moto de Pacha (diminutif de Pavel), un pêcheur bouriate. Sur cette photo prise le 8 mars devant le cap Kaldilnaïa, Viktor, un Russe, est dans la nacelle qui sert habituellement à transporter les filets et les prises. La planche est un accessoire qui doit permettre de sauver les hommes et l’engin dans le cas où la glace viendrait à se rompre. À partir de Bolchié Koty les automobiles et les camions peuvent circuler sur le lac gelé, toujours en direction du Sud, vers Listvianka, d’où l’on se rend à Irkoutsk en longeant l’Angara, unique exutoire de l’immense lac, rejoignant le fleuve Ienisseï.
Taltsy, ravissant village de pain d’épices, est un musée de plein air guère éloigné du Baïkal. Il est construit sur la rive droite de l’Angara. On y a rassemblé d’historiques bâtiments de bois évoquant une Russie, voire une Sibérie, de contes et de légendes, telle qu’on l’observe sur les peintures d’Ivan Bilibine. Ce n’est plus la Russie d’aujourd’hui, mais c’est peut-être celle que chacun d’entre nous a dans ses rêves. L’abondante neige des jours précédents et la pureté du ciel d’un azur profond ajoutent au charme du lieu. Taltsy a notamment servi de décor au très beau film « Serko » de Joël Farge, dont Mathieu Paley a réalisé de magnifiques photographies.
Ici, on voit la tour « Spasskaïa » de l’ostrog (forteresse) et la chapelle fortifiée « Notre Dame de Kazan » (XVIIe siècle) provenant d’Ilimsk.
Article également disponible sur le blog de Bernard Grua.
Dans cette autre publication, retrouvez le récit de Bernard Grua au sujet d’une méconnue mais fascinante mine sibérienne, œuvre ancienne d’un explorateur français.
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