L'anthropologue Alexandra Terekhina
Alexandra Terekhina and Alexander Volkovitskiy, yamalexpedition.ruDаns la toundra de Iamalie (Sibérie de l'ouest), il est nécessaire de parcourir au minimum 20 kilomètres avant d'apercevoir quelqu'un d'autre, et lorsque vient l'époque des nuits polaires, le jour ne dure que 4 ou 5 heures. La majeure partie de la vie suit donc son cours dans l'obscurité. Alors sachez que si l'envie vous prend de boire une tasse de thé, il vous faudra aller fendre la glace du lac voisin et ensuite la faire bouillir sur le poêle, pour lequel vous aurez, bien entendu, préalablement coupé du bois.
Durant un an, les époux Alexandra Terekhina et Alexander Volkovitski, des anthropologues de Saint-Pétersbourg, ont suivi une famille d'éleveurs de rennes à travers la toundra de Iamalie. Ils ont quitté la mégalopole pour la toundra afin de réaliser le rêve d'Alexandra : se lancer dans une longue expédition et s'immerger dans la vie du peuple qu'elle étudie.
Les jeunes chercheurs ont été accueillis dans le tchoum (tente conique en peau de renne, ndlr) de la famille nénètse Serotetto : Konstantin et Albina (33 et 34 ans), leurs six enfants ainsi que les parents de Konstantin. Accompagnés de leur troupeau de 300 rennes, ils mènent une vie de nomades dans une zone allant des régions sud de la Péninsule de Yamal aux rives de la mer de Kara, parcourant ainsi plus de 500 kilomètres par an. Le cycle de la vie d'un éleveur de rennes dépend de l'horloge biologique de ces animaux, c'est pourquoi les Nénètses sont le plus nomade des peuples de Russie.
Crédit: Alexandra Terekhina et Alexander Volkovitski, yamalexpedition.ru
En hiver, la journée d'un nomade débute à 5 heures du matin. C'est la femme qui se lève en premier, elle fait bouillir de l'eau et remplit les thermos de thé. La famille d'éleveurs et le couple de chercheurs se retrouvent ensuite pour en boire une tasse et se rassasier de pain, de beurre, de poisson ou de viande restée du précédent dîner.
À la lueur des lampes de poche et d'une lampe à pétrole, les préparatifs commencent. Albina et Alexandra rangent les vêtements et les affaires de première nécessité dans la youkhouna, un traîneau tiré par les rennes. Pendant ce temps, Konstantin et Alexandre organisent le corral, un arc de cercle composé de 8 à 12 traîneaux où l'on rassemble les rennes.
Une fois les affaires emballées, le tchoum est démonté : on retire le revêtement, désassemble l'armature, et le tout est chargé sur les traîneaux. Une fois le tchoum démonté, la yorkolava peut commencer : les rennes sont rassemblés dans le corral, et les arguichi, les caravanes de traîneaux, se mettent en route. Konstantin marche en tête du troupeau et montre la voie. Alexandre Volkovitski affirme que le rôle de leader dans les familles de nomades revient toujours à l'homme, appelé en nénètse « khasava », ce qui signifie « maître de la toundra ».
Démontage d'un tchoum. Crédit: Alexandra Terekhina et Alexander Volkovitski, yamalexpedition.ru
En réalité, le véritable chef de la toundra, c'est le renne. Il offre à l'homme non seulement la possibilité de vivre dans les conditions extrêmes du Nord, mais également la liberté de s'établir là où bon lui semble. Par beau temps, les rennes courent à une vitesse de 8–9 km par heure, et peuvent parcourir en une journée jusqu'à 20–25 km.
En hiver, il est fréquent que le blizzard survienne alors que le tchoum est déjà ramassé et les rennes attelés. Mais si les rennes ont brouté tout le lichen environnant, celui-ci étant la base de leur alimentation, alors les Nénètses lèveront tout de même le camp. Ces animaux sont à la base de la vie des nomades et constituent leurs seuls biens, c'est pourquoi les éleveurs pensent avant tout au bien-être de leur troupeau.
Après cinq heures de trajet, Konstantin aperçoit un endroit pour établir le nouveau camp. Il stoppe la caravane, descend de son traîneau et dépose la perche servant à diriger le troupeau à l'emplacement du futur tchoum, marquant ainsi la fin du périple.
Dans un effort commun et après avoir apprécié le thé bien chaud préservé dans les thermos, les deux familles rebâtissent le tchoum et les femmes se remettent à leurs tâches ménagères. À l'horizon, le soleil a déjà disparu. Dans l'insondable obscurité, à la lueur de quelques lampes, Albina et Alexandra ramènent à l'intérieur les affaires gelées par le froid et préparent les lits. On allume ensuite le poêle : sur l'ancien campement, on s'était efforcé de le remplir de bois afin de pouvoir faire un feu de suite en arrivant au prochain. Alexandre et Konstantin entassent de la neige le long des parois extérieures du tchoum pour l'isoler du vent.
Une fois tout ce labeur achevé vient l'heure du dîner. Tous se réunissent alors pour savourer de la stroganina (tranches congelées de viande ou de poisson), ou des plats pouvant être préparés rapidement. Bien qu'il leur arrive de consommer la viande cuite à l'étouffée ou bouillie, la plupart du temps, les nomades la mangent crue. Pour ces habitants de la toundra, la viande crue est en effet une source irremplaçable de vitamines.
Albina et son fils Pedava. Crédit: Alexandra Terekhina et Alexander Volkovitski, yamalexpedition.ru
Les Nénètses de la vieille école considèrent qu'il est inapproprié de rester dans le tchoum tant que le soleil inonde la toundra de sa précieuse lumière. Rapporter du bois et de l'eau figurent sur la liste des tâches obligatoires dont il faut s'occuper sur le campement. Dans ce but, Alexandra se munit d'un grand sac et d'une sorte de pic en fer avec un manche en bois, tandis qu'Albina se saisit d'une hache. Ensemble, elles partent ensuite pour le lac. Là-bas, Alexandra brise la glace en petits morceaux dont elle remplit son sac. Albina, quant à elle, trouve une grande fissure dans la surface gelée du lac et en extrait d'imposants blocs de glace. Leur chargement est ensuite déposé sur de grands traîneaux et transporté jusqu'au tchoum.
En hiver, le bois est la deuxième ressource la plus vitale pour les éleveurs de rennes. Durant cette période, des bûches sont distribuées dans des stations d'approvisionnement locales. Les habitants de la toundra s'y rendent donc avec des scooters des neiges et des traîneaux pour en récupérer.
Afin de faire partir le feu, les familles se trouvant loin de toute station se servent d'un buisson appartenant à la famille des saules. Cette plante ne pousse cependant pas dans les endroits riches en lichen où l'on établit habituellement le camp. Par conséquent, les femmes doivent parcourir 8 à 10 kilomètres pour aller en couper. Sur le campement, on peut généralement apercevoir une sorte de composition florale d'un mètre et demi constituée de bouts de bois de formes diverses, que l'on dispose hors de portée des rennes, ceux-ci adorant y frotter leurs bois.
Il est difficile pour les citadins de s'imaginer passer la journée sans prendre une douche. Mais dans les conditions de la vie nomade et en raison de l'économie perpétuelle de bois et d'eau, avoir la tête propre n'est pas une priorité. L'hiver, s'il y a assez de bois, les Nénètses peuvent chauffer de l'eau sur le poêle et laver leur visage ou leurs sous-vêtements. En vue de leur expédition, les chercheurs de Saint-Pétersbourg avaient apporté avec eux une réserve de lingettes nettoyantes. « Dans la toundra, notre rapport à l'hygiène est complètement différent, et dans de telles conditions, il changerait pour n'importe qui, affirme Alexandra Teriokhina. En hiver, dans la toundra, on ne se lave quasiment jamais entièrement, mais on se débarbouille tout de même tous les jours ».
Alexandre dans un tchoum. Crédit: Alexandra Terekhina et Alexander Volkovitski, yamalexpedition.ru
Pour le déjeuner, le pain est préalablement sorti des traîneaux et mis à dégeler près du poêle. Au beau milieu de la toundra, une miche de pain frais est un véritable luxe, et l'invité éclairé en apportera justement en guise de cadeau. Après le repas, Alexandra enseigne aux enfants nénètses l'alphabet russe, le dessin et le modelage. Durant cette expédition, elle n'est pas seulement anthropologue, mais également institutrice de ce jardin d'enfants nomade.
Des enfants nénètes regardent des dessins animés. Crédit: Alexandra Terekhina et Alexander Volkovitski, yamalexpedition.ru
Le repos tant espéré arrive enfin une fois le dîner terminé : parents et enfants prennent place pour regarder quelques films. De nos jours, nombreux sont les éleveurs de rennes à être équipés de téléviseurs, d'antennes satellites, d'ordinateurs portables ou de tablettes. Sur le campement, en quelques soirées seulement, les Nénètses et les scientifiques ont visionné tous les épisodes de Star Wars. Les parents de Konstantin ont d'ailleurs discuté avec ardeur des personnages du septième volet, « Le réveil de la force », leur attribuant des sobriquets nénètses : devinez qui ils ont ainsi surnommé Khariko (Créature aux grandes oreilles), Tartsavey (Le laineux), et Paridena nyleka (Le méchant tout noir).
Après le thé du soir, tout le tchoum va se coucher, trouvant refuge sous une couche de yagoushki, un vêtement féminin avec de la fourrure de renne aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Si demain le lichen vient à manquer sur le campement, alors il faudra à nouveau se lever à cinq heures et se préparer pour la route. Dans le cas contraire, il est possible d'y passer un mois entier… jusqu'au prochain déménagement.
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