Crédit : Dmitry Serebryakov / TASS
Dans la matinée du 23 mai, les réseaux sociaux ont commencé à parler des perquisitions réalisées au théâtre moscovite Centre Gogol et au domicile de son directeur artistique, le lauréat du prix François Chalais au Festival de Cannes Kirill Serebrennikov. Les enquêteurs sont arrivés au théâtre accompagnés, selon certaines informations, d’agents du FSB (Service fédéral de sécurité), selon d’autres informations, d’agents de l’OMON (unité spéciale de police mobile).
L’entrée du théâtre était bloquée par des hommes en cagoules, les acteurs et le personnel du théâtre étaient dans l’impossibilité de sortir du bâtiment et ont dû éteindre leurs portables. Le metteur en scène Serebrennikov se trouvait dans son appartement pendant la perquisition et ne pouvait pas contacter les journalistes non plus : on sait uniquement qu’il était accompagné d’un avocat.
Il s’agit d’un montant de près de 200 millions de roubles [3,12 millions d’euros], détournés par des « individus non identifiés » à ce jour au sein de l’administration de l’organisation à but non lucratif Studio 7 – la troupe de théâtre créée par Serebrennikov en 2012 à partir de son école d’acteurs et de metteurs en scène. La troupe a ensuite rejoint le Centre Gogol comme l’un de ses résidents.
Jusqu’ici, Kirill Serebrennikov était cité en qualité de témoin dans l’instruction et on ignore si son statut est amené à évoluer. Le metteur en scène a été escorté par la police pour un interrogatoire.
Le communiqué du Comité d’enquête précise que « plusieurs personnes dans différentes régions » du pays ont également fait l’objet de perquisitions. Des sources anonymes au sein de la police assurent qu’au moins une quinzaine d’autres adresses ont été perquisitionnées le même jour, dont des appartements d’autres employés du théâtre, le centre d’art contemporain Winzavod (Studio 7 y a présenté ses premiers spectacles), ainsi que les domiciles de plusieurs anciens fonctionnaires de la mairie de Moscou qui étaient alors responsables de l’affectation des fonds.
Il y a deux ans, le Centre Gogol a fait l’objet d’un contrôle fiscal à l’initiative de la mairie. Le théâtre a alors annoncé 60 millions de roubles (900 000 euros) de dettes (la mairie citait un chiffre de 80 millions, soit 1,25 million d’euros), alors que le responsable du Département de la culture de la mairie de Moscou Alexandre Kibovski a qualifié le Centre Gogol de déficitaire, et désigné Serebrennikov comme seul responsable, ce dernier exigeant de nombreuses premières onéreuses [le directeur artistique ne gère pas les finances d’un théâtre, c’est une responsabilité qui incombe au directeur de l’établissement ; à l’époque, il s’agissait d’Alexeï Malobrodski, ndlr].
Cependant, Kibovski a déclaré à l’agence d’information TASS qu’il ne savait rien de l’implication éventuelle de fonctionnaires de son département dans l’affaire et a proposé d’attendre la fin de l’enquête.
Oui, l’article 165 du Code de procédure pénale le permet, mais uniquement dans des « cas exceptionnels », c’est-à-dire « en cas d’urgence ». L’enquêteur peut alors se contenter d’informer le juge et le procureur. A l’issue des perquisitions ou d’autres actes d’instruction, le juge vérifie leur conformité à la loi.
Les blogs thématiques qualifient le Centre Gogol de « cœur du théâtre libre et progressiste », qui irrite régulièrement les autorités avec ses spectacles osés.
« Nous avons dû répondre à toutes sortes de plaintes, y compris anonymes. Certains ont décelé de l’extrémisme dans le spectacle Otmorozki inspiré par le livre de Zakhar Prilepine Sankia, d’autres étaient indignés par la nudité sur scène dans plusieurs spectacles, d’autres encore ont dit aux enquêteurs que nous trahissions les traditions du théâtre psychologique russe », a confié l’ancien directeur du théâtre Malobrodski à Gazeta.ru.
Il affirme également que le théâtre a fait l’objet de demandes de contrôle par les députés. « J’allais chez le procureur comme j’allais au bureau », ajoute-t-il, indiquant que pour chaque plainte, le Comité d’enquête et le Parquet ont dû mener des enquêtes préliminaires.
Kirill Serebrennikov. Crédit : Alex Yocu / Centre Gogol
En 2016, Kirill Serebrennikov a reçu le Prix spécial du Festival de Cannes pour son film Le Disciple (initialement un spectacle du Centre Gogol d’après la pièce de Marius von Mayenburg). En 2015, son autre film Izmena a été nominé au Grand prix du jury de la Mostra de Venise. En outre, ses mises en scènes Les Idiots et Les Âmes mortes ont été présentées au festival d’Avignon en 2015 et 2016.
L’affaire porte sur un détournement de fonds à très grande échelle et concerne Kirill Serebrennikov et non le théâtre en tant que tel. Les enquêteurs perquisitionnent les locaux où le metteur en scène vit et travaille. Pourtant, le milieu théâtral et littéraire voit dans ces perquisitions une forme de pression à l’égard du théâtre et du metteur en scène en rapport avec son activité artistique.
« Très franchement, nous n’avons aucune information, donc je peux supposer que Kirill, qui critique ouvertement de nombreux aspects de notre vie, s’est trouvé sous le feu de nos autorités et forces de l’ordre à cause de ça », a déclaré le metteur en scène Vladimir Mirzoïev à l’antenne de la radio Echo de Moscou. « Mais c’est ma supposition », a-t-il ajouté.
« Quel argent ? Quel rapport avec l’argent ? Qui a volé qui ? C’est à nous qu’on essaie de voler ce que nous avons de plus précieux dans notre pays, la culture », a déclaré l’écrivaine Lioudmila Oulitskaïa.
L’administration de Centre Gogol a appelé le public à venir manifester devant le théâtre.
Cependant, le Kremlin dément toute motivation politique derrière les événements et souligne que cette affaire « n’est pas du ressort du Kremlin ».
« Il ne faut rien politiser dans cette affaire, il n’y a aucune raison pour que le Kremlin en soit informé », a déclaré le secrétaire de presse du président russe Dmitri Peskov. Il s’agit d’un soupçon de détournement de fonds publics, comme indiqué par le Comité d’enquête, a souligné Peskov. « Il ne s’agit ni de politique, ni d’art dans ce cas », a-t-il ajouté.
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