Décontamination de la centrale nucléaire de Tchernobyl.
Igor Kostin/RIA NovostiPripiat était une ville soviétique exemplaire : y habiter était prestigieux, y travailler était avantageux. Quinze écoles maternelles, vingt-cinq magasins, cinq écoles et lycées, un hôpital, un hôtel, un port fluvial, une salle de cinéma, une piscine ainsi que de nombreux cafés et restaurants. Et une centrale nucléaire qui garantissait un emploi à la majorité des habitants et qui était l’une des meilleures du pays.
Dans la nuit du 26 avril 1986, deux explosions se sont produites dans le cadre de la maintenance programmée et d’une expérience prévue d’avance. La première a défoncé la dalle de béton d’un millier de tonnes, la seconde a projeté 190 tonnes de substances radioactives dans l’air. La présidence du groupe spécial de liquidation de l’accident a été confiée au chef du gouvernement soviétique, Nikolaï Ryjkov. En 1992, lors du procès dit jugement du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique), il a dû répondre des décisions prises ces jours-là. Décisions qui aujourd’hui encore suscitent une réaction équivoque.
Les explications de l’homme qui était en charge de liquider les conséquences de l’accident. Crédit : Maksim Blinov / RIA Novosti
Je me souviens très bien de cette journée : c’était un samedi. J’allais me rendre au travail quand j’ai été appelé via la ligne spéciale par le ministre de l’Énergie, Anatoli Maïorets, qui a dit qu’un accident s’était produit à la centrale de Tchernobyl, mais qu’il n’était pas au courant des détails. J’ai donné la consigne de préciser la situation d’ici mon arrivée au bureau. J’étais loin de penser à l’explosion d’un réacteur. Ce n’était pas le premier accident, car des générateurs et des turbines étaient déjà tombés en panne. C’est ce à quoi je m’attendais. Mais quand on m’a dit qu’il s’agissait d’un réacteur, j’ai compris que c’était vraiment très sérieux. J’ai pris des mesures urgentes.
Deux ou trois heures plus tard, vers 11h00, j’avais signé un document sur la mise en place d’une commission gouvernementale présidée par mon adjoint, Boris Chtcherbine, aujourd’hui décédé. À 15h00, la commission a tenu sa première réunion. Elle comprenait des scientifiques et des responsables de ministères qui sont partis le jour même pour Tchernobyl et qui m’ont informé de la situation dès le samedi soir. Leur verdict était le suivant : la ville de Pripiat étant située à proximité immédiate de la centrale, ses 50 000 habitants devaient être évacués. J’ai aussitôt donné le feu vert. L’opération a été préparée pendant toute la nuit. Dimanche 27 avril, j’ai été informé vers 14h00 ou 15h00 qu’il ne restait plus personne à Pripiat et qu’il n’y avait que des chiens errants dans la ville.
Crédit : Vitaliy Ankov / RIA Novosti
Le 26 avril étant un samedi, plusieurs mariages étaient fêtés ce jour-là dans la ville. La population n’était au courant de rien pendant plus de 24 heures. La première information officielle sur le drame a été rendue publique par les médias soviétiques le 28 avril. Les pays occidentaux clamaient déjà haut et fort que quelque chose de sérieux s’était passé dans la région, mais que la direction soviétique niait tout. La nouvelle arrivait en quatrième position à la radio de Moscou et seulement en onzième à la radio de Kiev. Au journal télévisé principal du pays, Vremia, le dossier de Tchernobyl figurait à la vingt et unième place. Un appel télévisé a été enregistré par le secrétaire général du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev, dix-huit jours plus tard.
Ce sont les Suédois qui ont été les premiers à enregistrer les émissions (radioactives). Dans la nuit du 26 avril, leurs capteurs ont révélé une radioactivité élevée et ils ont conclu à une fuite. Ce qui était le cas. Nous n’avons compris que le matin ce que c’était. Tout le reste est faux. Personne n’a caché les informations pendant trois jours. En effet, les nouvelles accordées au public étaient très prudentes. Mais devions-nous crier sur les toits « Sauve qui peut » ? Sommes-nous assez idiots pour déclencher la panique afin que des centaines de milliers de personnes se jettent de tous côtés, notamment celui de la source de l’irradiation ? Nous n’étions pas si bêtes. Il fallait évacuer la population de manière organisée.
Certains ne comprenaient pas ce qu’est une irradiation. À Pripiat, tout le monde le savait, étant donné que la majorité des habitants travaillaient à la centrale nucléaire. Moi, je suis arrivé sur les lieux le 2 mai et je roulais en voiture depuis Kiev. On s’arrêtait dans certains villages proches de la zone contaminée. J’ai été abordé par une femme qui m’a demandé ce qui se passait. « C’est irradié, c’est sale », ai-je répondu. « Sale ? Mais non, regardez comme les pommes de terre sont propres », a-t-elle dit. Les gens ne se rendaient pas compte de la situation.
Crédit : Igor Kostine / RIA Novosti
Le 2 mai, nous avons réussi à délimiter la zone contaminée grâce à plusieurs sources. J’ai alors décidé lors d’une réunion à Tchernobyl qu’il était indispensable d’évacuer tout le monde dans un rayon de 30 kilomètres. On a placé sur la carte un compas et on a établi le diamètre de la zone d’exclusion. Quand je quittais Kiev tard le soir, j’ai vu des centaines de cars rouler à ma rencontre pour évacuer les habitants.
Au printemps et en été 1986, les zones d’exclusion et les territoires de « contrôle strict » comptaient environ 400 000 habitants. L’irradiation a contaminé les territoires de Russie (dans une mesure moindre, avec quatre villages peuplés de 186 personnes), de Biélorussie et d’Ukraine où la superficie de la zone dangereuse a dépassé celle de Moscou. Environ 116 000 personnes ont été évacuées sur-le-champ, tandis que 270 000 autres ont pu déménager dans les années qui ont suivi.
Nous n’avions même pas d’hélicoptères protégés contre la radioactivité. C’était un appareil comme les autres dont le plancher avait été recouvert de dalles de plomb pour retenir l’irradiation. Nous étions vêtus de combinaisons blanches et de chapeaux et nous avions un compteur Geiger dans la poche. Quand on se trouve loin du réacteur, le compteur claque, mais calmement. Quand on s’en rapproche, le bruit devient plus fréquent. Au-dessus du réacteur endommagé, il hurle comme un fou.
Mais que restait-il à faire ? On comprenait qu’on risquait de recevoir des doses importantes (de radiations), mais personne ne pensait à fuir. J’y ai passé deux heures et je suis reparti, tandis que mes adjoints y ont travaillé tour à tour pendant plusieurs mois, en se relayant tous les quinze jours. Lorsqu’on les rappelait, ils grognaient. Mais nous, on insistait. Sur recommandation des médecins, on les faisait rentrer.
Plus tard, certains ont dit qu’on obligeait les responsables à y venir. Au contraire. Moi, j’avais un millier de demandes de la part de volontaires désireux d’y aller. Les gens comprenaient que c’était un accident et que leur aide était nécessaire.
Durant la première année après l’accident, les travaux de liquidation ont été effectués par 350 000 personnes. Sur conseil des scientifiques, il a été décidé de combler la bouche du réacteur de sable et de plomb. Ce dernier était fourni d’urgence sur les lieux depuis tout le pays.
On se frayait un chemin dans un monde entièrement inconnu. En 1979, les Américains ont connu un accident semblable, à la centrale nucléaire de Three Mile Island, mais tout avait été gardé dans le plus grand secret. Personne ne nous a fourni d’informations, on ne savait rien. Nous étions seulement critiqués. C’était la guerre froide. Et personne ne nous fournissait d’aide financière.
Le 1er mai, les membres de la commission savaient déjà que les enfants de la région manquaient d’iode pour la thyroïde et que le pays ne disposait pas de grues ayant une longueur de flèche suffisante ni une capacité de charge nécessaire pour monter la chape de béton. Ce jour-là, j’ai signé un document renonçant à l’achat d’équipements et de produits alimentaires pour plus de 120 millions de dollars pour faire face à la situation. Par la suite, nous avons fait part de toute notre expérience.
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