Les Témoins de Jéhovah, issus d’un groupe connu sous le nom d'Étudiants de la Bible (leur principale différence avec l’Église officielle est leur manière d’interpréter de nombreux passages des Saintes Écritures), n’ont jamais été adulés par les autorités officielles de Russie. Dans le meilleur des cas, ils n’étaient ni reconnus, ni remarqués, bien qu’une fois ils aient été qualifiés de victimes des répressions politiques. Au pire, ils étaient interdits et persécutés, comme par exemple en 1951 quand, sur ordre de Staline, plus de 8 000 adeptes ont été déportés en Sibérie.
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La nouvelle attaque contre leur organisation est considérée par les Témoins de Jéhovah encore plus dure : si en 1951, ils étaient environ 10 000 dans toute l’Union soviétique, aujourd’hui, ce sont 165 000 personnes qui se retrouvent interdites d’activité (selon Roman Silantiev, vice-président du conseil expert pour les sciences des religions auprès du ministère de la Justice). Au cours des dernières années, la Russie a fermé plusieurs communautés religieuses des Témoins de Jéhovah, tandis que plus de 60 de leurs livres ont été inscrits sur la liste des ouvrages extrémistes. Le 15 mars dernier, le ministère de la Justice a demandé à la Cour suprême de reconnaître l’organisation extrémiste et de l’interdire en raison de ses éditions propageant l’idée de la suprématie sur les autres religions et justifiant la violence à leur encontre. Le même jour, le premier vice-ministre de la Justice, Sergueï Guerassimov, a ordonné de suspendre les activités de toutes les sections des Témoins de Jéhovah jusqu’à décision de la justice.
Lors du procès qui a duré presqu’un mois, le ministère de la Justice a invoqué des dizaines de décisions prononcées par la justice contre les sections régionales des Témoins de Jéhovah, décisions auxquelles le centre de direction de ces derniers n’avait pas réagi. Les avocats du mouvement ont déclaré que les communautés régionales ne relevaient pas du centre, ce qui signifie que les griefs contre elles ne peuvent pas entraîner l’interdiction des activités des Témoins de Jéhovah dans leur ensemble. En outre, le centre n’a jamais été cité à comparaître dans le cadre de ces affaires et n’a reçu aucun avertissement de la part du ministère de la Justice. Les éditions jugées extrémistes n’ont depuis jamais été importées en Russie par le centre de direction.
L’idée d’interdire les Témoins de Jéhovah a d’abord laissé perplexes même les fonctionnaires et personnalités publiques fidèles au pouvoir. Ainsi, Maxime Chevtchenko, membre du Conseil présidentiel de la société civile et des droits de l’homme, président du Centre des études stratégiques des religions et de la politique dans le monde moderne, estime que les poursuites du ministère de la Justice violent les principes fondamentaux de la liberté de conscience. « Il est difficile de qualifier les Témoins de Jéhovah d’organisation extrémiste, a-t-il expliqué. Ils n’ont jamais figuré dans des dossiers de terrorisme, ils n’ont jamais appelé à des actions contraires au droit. Ils sont souvent accusés de prôner l’authenticité absolue de leur pensée, mais de nombreuses autres Églises le font. Je crois que les Témoins de Jéhovah sont persécutés pour la simple et bonne raison que leur prédication de porte-à-porte constitue une concurrence à l’Église orthodoxe russe dans certaines régions. Il me semble y reconnaître la main du patriarcat de Moscou et de ses sympathisants parmi les responsables des services secrets i ».
Le centre de direction des Témoins de Jéhovah en Russie siège à Saint-Pétersbourg. Je l’appelle quand le procès n’est pas encore terminé, mais alors que le ministère de la Justice a déjà officiellement suspendu les activités de l’organisation. Je compose le numéro qui figure sur le site officiel et je suis un peu étonné d’entendre une voix d’homme affable à l’autre bout du fil. J’annonce que je voudrais assister à une réunion des Témoins de Jéhovah à Moscou. Bien que la « suspension des activités » signifie en langage juridique l’interdiction de toute réunion, mon interlocuteur me cite l’adresse : 36, rue Mikhalkovskaïa. « Samedi et dimanche », ajoute-t-il.
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Le week-end suivant je me rends dans cette rue située à une douzaine de kilomètres du Kremlin. J’aperçois une maison à étage construite dans les années 1920 pour accueillir une fabrique textile, réaménagée en Palais de la culture à l’époque soviétique et devenue propriété privée aujourd’hui. Les membres du mouvement qualifient la demeure de « salle des royaumes des Témoins de Jéhovah ». Il semble que la propriété leur appartienne entièrement.
Une queue de plusieurs dizaines de personnes s’aligne à l’entrée encadrée par des gardiens tous vêtus de vestes noires identiques (il s’avèrera qu’ils sont également membres des Témoins de Jéhovah). L’un d’eux constate que je ne suis pas des leurs, me prend à part et s’intéresse au motif de ma visite, avant de me laisser passer. Ayant déposé mon pardessus au vestiaire, je pénètre dans une salle de 300 places. Surprise : la salle est comble et c’est avec difficulté que je trouve un siège dans les derniers rangs. À peine assis, je suis abordé par un homme costaud avec une balafre en travers du visage – son badge m’apprend que j’ai affaire à l’administrateur Anatoli – qui me soumet à un véritable interrogatoire d’une dizaine de minutes sur mon identité, mon lieu de résidence, mon lien avec la presse (je suis le seul journaliste dans la salle et encore, j’y suis en secret).
Il m’avertit qu’il est interdit de photographier sur mon portable (mais j’arrive à prendre un ou deux clichés en cachette) et me demande comment j’ai appris la tenue de l’évènement. Il s’avère que j’ai « vraiment de la chance » parce que j’assiste non à une simple réunion, mais à un congrès qui se tient une fois tous les six mois et qui rassemble la quasi-totalité des dirigeants des Témoins de Jéhovah. Dans cette salle (je découvre que c’est la petite salle), nous assistons à la retransmission du congrès qui se déroule en réalité dans la grande salle du premier étage où les gens sont encore plus nombreux. Après avoir attentivement écouté mes réponses, Anatoli ne trouve rien de suspect, mais me demande instamment de le retrouver à la fin du congrès.
Sur l’écran, deux hommes assis sur scène l’un en face de l’autre. Ils jouent une saynète de théâtre, une conversation entre deux frères. La femme du plus jeune est gravement malade, elle a besoin d’une transfusion, ce qui est strictement interdit aux membres de l’organisation, et il est venu demander conseil. « J’ai besoin de l’aide de quelqu’un avec les idées claires ». Le dialogue s’achève sur les instructions du grand frère : +L’important, c’est de croire en Jéhovah. Car même si une personne meurt, Jéhovah est capable de lui rendre la vie+ ». La salle applaudit.
La quasi-totalité des visiteurs a dans les mains une bible et prend des notes sur un carnet. La dernière intervention attire tout particulièrement l’attention du public : c’est le rapport du surveillant de quartier, Nikolaï (chez les témoins de Jéhovah, le « surveillant de quartier » s’occupe de plusieurs communautés dans la ville, de 50 à 100 personnes, joue un rôle de mentor et vit de leurs donations). Nikolaï rappelle un membre des jeunesses communistes : un jeune homme bien coiffé au regard ardent. Avec des pauses théâtrales, il parle d’une voix dramatique du pire des péchés, l’impiété, et explique comment l’éviter. Et il avertit : « Bientôt, Jéhovah anéantira l’ancien monde injuste, et seuls ceux qui ont la foi seront entièrement récompensés ». À la fin de son rapport, sur la suggestion de Nikolaï, la salle se lève et chante le Сhant 43 (« Soyez fiers, forts et durs »), rappelant la Marseillaise. Puis le surveillant demande au public : « Et si nous remerciions humblement ceux qui ont organisé ce congrès dans des circonstances difficiles ? ». La salle applaudit à tout rompre.
Dans le hall, deux grandes urnes portent l’inscription « Donations pour la cause mondiale ». Les témoins de Jéhovah (et pour être honnête, ils ne semblent ni terrorisés, ni hypnotisés) y déposent volontairement leur argent. Nous ne sommes pas parvenus à déterminer la somme totale récoltée, mais nombreux étaient ceux qui déposaient dans l’urne d’assez grosses coupures de 1000 ou 2000 roubles (de 16,6€ à 83,3€).
Crédit : Alexander Artemenkov / TASS
Alors que nous sortons dans la rue, l’ordonnateur Anatoli me hèle. Il me demande comment j’ai entendu parler des témoins de Jéhovah, et si je suis marié (il s’est plus tard avéré qu’il est déconseillé, même aux « témoins » potentiels, de vivre en couple avec un partenaire non-croyant). Nous échangeons nos numéros de téléphone. Je fais aussi la rencontre d’Ekaterina, une femme d’âge moyen avec qui je m’arrange pour participer à un goûter des témoins de Jéhovah : ils se rassemblent tous les week-ends chez l’un des membres de la communauté. Katia m’apprend que les « témoins » vivent au milieu de très nombreux interdits : il est interdit d’être fonctionnaire, de participer à des manifestations (qu’elles soient d’opposition ou de soutien au gouvernement), d’être militaire, de se lever pendant un hymne national, et même de gémir pendant l’acte sexuel conjugal.
Je lui demande comment elle a rejoint les témoins de Jéhovah, et Katia me raconte : il y a des années, son beau-père l’avait frappée, et, assise par terre, au désespoir, elle a prié Dieu. C’est à ce moment précis que l’on sonna à la porte de son appartement. Sur le seuil se tenaient des témoins de Jéhovah. Katia leur prit deux livres qui changèrent sa vie, ainsi que celle de son beau-père. Aujourd’hui, ils vont ensemble faire du porte-à-porte, parlent des Témoins de Jéhovah et proposent des livres. Que cette histoire soit vraie ou inventée, elle est classique pour tous les adeptes de l’organisation.
Le fondateur des Témoins de Jéhovah (1931), le juge américain Joseph Rutherford, racontait à peu près la même histoire sur sa nouvelle foi : alors qu’il était étudiant en droit, il gagnait sa vie en vendant des livres de mauvaise qualité, ses clients l’envoyaient au diable, et il jura que lorsqu’il pourrait gagner sa vie, il achèterait des livres auprès d’un jeune vendeur. Finalement, ces livres s’avérèrent être des textes « d’études de la Bible ». Rutherford prit ceci comme un appel céleste et se consacra entièrement à son sacerdoce.
Katia affirme ne rien gagner avec ces livres, au contraire, elle donne à la « cause mondiale » entre 50 et 100 dollars par mois. Elle ne me demande rien, mais finalement, je n’assisterai pas au « goûter ». D’abord, Katia me harcèle depuis quelques jours avec des SMS absolument incompréhensibles au non-initié. « Ne t’énerve pas. Tout sera exaucé pour nous ». « Ce que j’essayais de te dire, c’est une découverte originale. L’antéchrist est déjà au monde, le compte à rebours est lancé ».« Pour information : les cinq films Terminator ont été tournés par des juifs messianiques américains ». « Je sais tout depuis 20 ans et on essaie de m’interner à cause de ça ». Le jour de l’attentat de Saint-Pétersbourg, elle m’écrit : « Découverte, chapitre 15, verset 2. Vérifie. Tu verras des textes sur cette mer de verre et de feu ». Pas de trace d’extrémisme, apparemment elle est simplement malade.
La question de savoir si les témoins de Jéhovah sont une secte ou bien de simples escrocs a toujours été d’actualité. Mais ils sont maintenant menacés de poursuites à un tout autre niveau (jusqu’à six ans de prison). Cependant, Vladimir Ryakhovski, membre du conseil d’experts sur les organisations publiques et religieuses de la Douma (chambre basse du parlement russe), considère que ces poursuites sont inévitables. « Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui affirment +Personne n’ira jusque-là+. Moi, je vous assure que cela va arriver. C’est déjà approuvé. Lorsque la communauté locale de Taganrog a été interdite en 2009, puis qu’en 2012, un film montrant une réunion a été tourné en secret, une enquête criminelle a été ouverte. Elle a duré longtemps, le tribunal n’a rendu son verdict qu’en 2015. Ce n’étaient que des amendes et des peines de prison avec sursis, peut-être, mais les accusés ont été reconnus coupables. Aujourd’hui, c’est encore plus sérieux. Et ce n’est pas une communauté donnée. C’est dans toute la Russie ».
J’appelle l’ordonnateur Anatoli : « Qu’allez-vous faire maintenant que le tribunal a définitivement interdit les témoins de Jéhovah ? » « Prier Dieu », répond-il, avant d’ajouter. « Tous ceux qui ont essayé de nous détruire ont mal fini. Hitler voulait nous jeter dans des fours, Staline voulait nous déporter en Sibérie, et maintenant, où sont-ils ? Maudits. Et nous, nous sommes vivants. Nous survivrons aussi à cela. Nous ne nous rendrons pas ». Anatoli n’a pas voulu expliquer ce qu’il entendait par « ne pas se rendre ». Selon lui, les dirigeants des Témoins ont l’intention de contester la décision de la Cour suprême (ils disposent pour cela d’un délai d’un mois). Sans violence ni extrémisme.
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