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« Quand ils sont venus pour me chercher il y avait des petits garçons et petites filles qui tenaient le pantalon de mon père en lui disant en russe : "Est-ce que tu viens pour moi ?". Mais ils m’ont vue et il y a tout de suite eu un lien entre nous. C’était en 1997, à l’époque j’avais 5 ans », se souvient Sacha au sujet de son adoption. Les parents d'accueil de la fillette russe – un Français et une Anglaise – se sont retrouvés dans un internat de la région de Vladimir sur les conseils d'amis qui y étaient déjà allés à la recherche d'un enfant à adopter. Après avoir rencontré Sacha, ils ont rapidement établi tous les documents nécessaires et l’ont emmenée à Genève. C'est là, à près de 3 000 km de sa ville natale, qu'elle a commencé une nouvelle vie.
Une histoire similaire s'est déroulée avec Anna, qui a été adoptée en Russie en 1992. Sa nouvelle vie, elle la doit beaucoup à son père adoptif. De nationalité française, il avait décidé de chercher un enfant à accueillir dans un pays avec lequel il était associé depuis de nombreuses années dans le cadre de ses activités commerciales. Anna ne se souvient presque pas de sa rencontre avec sa nouvelle famille, car elle n'avait que 3 ans. « Ils sont venus de Paris et ils ont pris la décision tout de suite, relate-t-elle. Le seul souvenir que j’ai, c’est quand j’ai rencontré ma grande sœur ».
Si aujourd'hui l'adoption d'enfants russes par les Français est réduite au quasi néant – 23 cas en 2018, alors qu’il y a dix ans, le nombre de jeunes Russes ayant trouvé un foyer en France se comptait annuellement en centaines, selon les données de l'Agence française de l'adoption. D’après ces mêmes statistiques, la Russie ne se classe à présent qu'au 11e rang des pays les plus attractifs pour les parents adoptifs français.
Pendant cette longue période, bien sûr, beaucoup de choses ont changé. Soulignons par exemple que, dans la même année 2018 en Russie, le nombre d’enfants vivant en orphelinats a atteint son niveau le plus bas de l’histoire – environ 48 000 (en 2008, ils étaient 115 600).
Le ministère russe de l'Éducation explique cette baisse par sa politique interne spéciale, qui « aborde de manière globale le développement de toutes les formes de placement familial des orphelins et des enfants privés de soins parentaux ».
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Cependant, dans les « sauvages années 90 », lorsque Sacha et Anna sont nées, la situation était différente. La conjecture sociodémographique de ce pays qui n'avait quitté l'URSS que récemment était sous tension. Ainsi, en 1992, un tiers de la population était sous le seuil de pauvreté, un taux record.
Aujourd'hui, les deux femmes – non sans l'aide et le soutien de leurs parents adoptifs – sont devenues des membres à part entière de la société dans leur pays d'accueil. Comme leurs pairs, elles se sont fait des amis, ont trouvé leurs passions et ont même choisi leur future profession. Sacha est elle-même mère depuis longtemps. En regardant leur vie, peu de gens pourraient deviner qu'elles ne sont pas d'ici. Cependant, le chemin du bonheur dans leur nouvelle contrée n'a pas été des plus faciles.
En matière d'adoption, les lois impitoyables de la nature entrent en vigueur : plus l'enfant est jeune, plus il lui est facile de s'adapter à une nouvelle famille et, plus encore, à un nouveau pays.
Selon Sacha, qui s'est retrouvée en Suisse juste à l'âge habituel de l’entrée à l’école, il lui a été très difficile de surmonter la barrière de la langue, d'autant plus que ses parents adoptifs ne parlaient pas du tout le russe. Et, si à la maison l'ignorance de la langue était compensée par la chaleur de la famille et les tentatives d'établir une compréhension mutuelle à tout prix, en dehors de ses murs, elle n'a fait qu'exacerber le choc culturel d'un enfant qui se trouvait face à un monde encore étranger et incompréhensible.
Des situations absurdes, des peurs et ressentiments enfantins sont encore présents dans sa mémoire. C'est ainsi qu'elle se souvient de son premier jour d'école. « Ma mère adoptive m’avait donné une pomme. Il fallait qu’on donne le goûter à la maitresse, donc quand c’était l’heure de la récréation, je disais tout le temps : "Iabloko iabloko [« pomme » en russe]!" et les profs ne comprenaient pas du tout ce que je disais, témoigne la jeune femme, semblant sourire tristement. Donc ils ne m'ont pas donné ma pomme ».
Souvent, un enfant qui n'est pas comme les autres devient un paria. C'est ce à quoi Sacha a dû faire face : « Comme je ne parlais pas leur langue, ils me traitaient comme si j’étais un extraterrestre. J’ai eu des persécutions : "Tu es une étrangère, rentres chez toi !", me lançaient-ils, et ils me jetaient des cailloux », se remémore-t-elle.
Seuls l'amour et les soins de ses parents d'accueil ont permis à la petite fille de surmonter ces épreuves.
Cela a été beaucoup plus facile pour Anna, dont le père parlait un russe excellent. « Enfant, j’ai bien vécu mon adoption. Je me demandais juste pourquoi mon papa était plus âgé que tous les autres », affirme-t-elle, ajoutant que, plus tard, à l'adolescence, elle s’est tout de même heurtée à des tentatives de réflexion plus approfondie quant à son passé. « La plus grosse question était pourquoi je n’étais pas près de ma sœur jumelle », explique-t-elle. Malgré son jeune âge à l’époque, le souvenir de sa sœur est en effet resté gravé dans sa mémoire.
Contrairement à la Russie, où les parents adoptifs cachent encore souvent la vérité blessante à leurs enfants, en s'appuyant sur une loi portant sur le secret de l'adoption, les Européens sont plus enclins à être francs dans leurs rapports avec les enfants adoptés. Selon Denis Barbe, chef de la Mission d'adoption à l'étranger du ministère français des Affaires étrangères en Russie, le maintien du contact avec le pays d'origine des enfants est l'une des tâches les plus importantes des parents adoptifs français.
Malgré le fait qu’Anna était trop jeune pour se souvenir de sa vie dans son pays d’origine, sa nouvelle famille ne lui a pas caché ses racines russes. « Mes parents ne m’ont jamais caché mon adoption. Ils m’ont juste expliqué que la dame qui m’avait mis au monde n’avait ni les moyens financiers pour m’élever, ni de toit pour moi », confie-t-elle.
Les parents de Sacha en ont fait de même, à la différence qu'ils ont dû consentir bien plus d’efforts pour que les souvenirs du passé cessent de blesser leur enfant. La jeune femme se souvient que, alors qu’elle était déjà dans sa nouvelle maison, à Genève, elle a raconté à maintes reprises à son père et à sa mère d'accueil « son histoire ». « Je me rappelais plein de choses quand j’étais petite : où j’habitais, ce qu’il y avait autour de moi », explique-t-elle.
Selon Sacha, ses parents ont fait preuve d'un incroyable sens du tact et l'ont traitée avec compréhension et patience, ce dont la jeune femme leur est aujourd’hui très reconnaissante. « C’est important pour l’enfant de garder ses propres origines. Si un parent adoptif cache la vérité, c’est comme si on avait kidnappé les enfants de leurs propres parents », soutient-elle.
Comprenant et acceptant leurs origines, il a été plus facile pour les deux jeunes femmes de saisir leur identité. Sacha, qui n'a jamais oublié le pays où elle est née, chérit beaucoup ses racines russes. « Je me considère comme Russe parce que je viens de Russie, j'ai un prénom russe, j'ai un passé russe », dit-elle, ajoutant qu'à un certain niveau subconscient, elle a toujours essayé de suivre les traditions russes, auxquelles elle n'a malheureusement pas pu bien se familiariser dans son enfance. Par exemple, dans sa jeunesse, elle a imité la baignade en eau glacée lors de la Théophanie, en s'immergeant dans les eaux froides du lac Léman.
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Les parents adoptifs de Sacha ont soutenu ses tentatives d'en savoir plus sur la culture russe. Par exemple, pour que leur fille puisse se sentir plus profondément liée à son pays d'origine, ils ont ensemble effectué un voyage en Russie. « С’était pas pour voir ma ville natale, Pokrov, nous sommes aussi allés à Moscou et par la suite à Saint-Pétersbourg », explique Sacha. Dans la capitale du Nord, la famille a vécu une expérience unique d'immersion dans le monde des traditions russes au sein de la famille d'un agriculteur. « Il nous a fait connaitre la tradition russe avec le chachlik et la datcha, tout ce qui est russe, et ça m’a fait très plaisir », se souvient-elle.
Le père adoptif d'Anna, qui est décédé il y a peu, a également essayé d'aider sa fille à établir un lien avec son pays d'origine. Et même si la jeune femme ne maîtrise finalement pas sa langue d’origine, il s’est efforcé jusqu’à ses 16 ans de lui parler en russe. Chaque été, la famille passait un mois en Russie, où le père et la fille rendaient visite à la tutrice d’Anna à l’internat. Ces contacts étaient nécessaires pour que la jeune fille accepte son passé. « Je suis attirée par la Russie parce que je viens de là, explique très simplement Anna son attachement à sa patrie natale. Même si j’ai été adoptée par des Français, mes parents m’ont enseigné le respect pour ce pays ».
Tôt ou tard, les enfants qui sont au courant de leur adoption sont confrontés à la question de trouver leurs parents biologiques. Néanmoins, cette délicate tâche s’avère encore plus difficile si vous vivez à plusieurs milliers de kilomètres de votre terre d’origine et que vous ne vous souvenez plus de votre langue maternelle ...
Pour Anna, qui est entrée à l’orphelinat pour fuir la rue, il semblait presque impossible de trouver sa mère biologique. C'est pourquoi la jeune fille a appris à se faire à cette idée. « Le seul moment où le fait d’être adoptée est présent dans ma vie, c’est quand je vais chez les médecins ou que je dois subir des examens médicaux : à chaque fois on demande les antécédents des parents et je dois répondre : "Aucune idée, je suis adoptée" », confie-t-elle.
Quant à sa sœur jumelle adoptée à ses trois mois par une famille russe, après des années de recherche entreprises par le papa adoptif d’Anna à sa demande, elle a été identifiée et localisée. Mais Anna a dû renoncer à aller plus loin quand elle a appris que sa jumelle ignorait qu’elle avait été adoptée et, bien sûr, qu’elle avait une sœur jumelle. Les parents adoptifs de celle-ci refusaient en effet de lever le secret.
Sacha, à qui sa famille en Russie manquait fortement, a de son côté connu une histoire diamétralement opposée. Après avoir atteint la majorité, elle a longtemps essayé de trouver des informations concernant ses proches sur Internet, mais en vain, n’y dénichant aucune piste. Mais un jour, à 22 ans, elle a reçu une lettre de Russie...
Pour traduire ce message éclairant ses origines, la jeune femme a dû contacter le Service social international. « С’était une lettre de l’un de mes frères, qui est justement à Pokrov, décrit-elle. Il voulait savoir où j’étais et si j’allais bien, et il m’a écrit que quand j’étais petite il s’occupait de moi ».
Selon Sacha, elle a commencé avec une force renouvelée à chercher les contacts de ses proches sur tous les réseaux sociaux franco-suisses, pour malheureusement encore une fois ne rien trouver. Elle a ensuite eu l'idée de publier une annonce dans l'un des groupes russo-français de Facebook, où elle a demandé à des utilisateurs russophones de l'aider dans sa quête. Une internaute de Russie a répondu à sa requête. « Elle m’a demandé : "Est-ce que tu as fait les démarches sur le Facebook russe, VKontakte?" et je lui ai dit : "Non !". Elle était déjà inscrite et elle a tapé le nom et le prénom de mon frère, puis elle m’a confirmé que c’était bien lui. C’était beaucoup d’émotions ».
Sacha a alors appris de lui qu’ils avaient de nombreux frères et sœurs et que leur mère avait eu au moins deux ou trois maris. « Moi j’étais du dernier mari en fait. Mon père volait chez les personnes riches, il a fini en prison et est mort là-bas », rapporte Sacha avec un calme troublant. La jeune femme connaît désormais également les détails de la vie des autres enfants de sa famille d'origine, et le sort de nombre d'entre eux a connu une évolution tragique. « Un de mes frères s’est suicidé, un autre est mort de la tuberculose, relate-t-elle. J’ai une sœur qui habite aujourd’hui dans une maison sans eau et sans électricité et qui est alcoolique, malheureusement ».
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Malgré la gravité de la vérité révélée, Sacha juge que c'est beaucoup mieux que de vivre dans de douloureuses conjectures. « Je me sens mieux après avoir trouvé l’information sur mes proches parce que j’ai pu donner des visages à mon histoire et puis savoir que tout ce que j’ai raconté à l’âge de cinq ans était vrai. Ça m’a fait un énorme soulagement ».
En réponse à ma question, quant au conseil qu’elle pourrait donner aux personnes dans la même situation, elle répond : « De ne pas oublier qui on est et d’où on vient parce que c’est la première question qui est dans la tête quand on a été adopté ». Sacha croit que la vérité sur le passé peut aider à soulager la douleur, et qu’il est donc important de tenter de retrouver ses proches. « Si vous n’avez pas de réponse, au moins on peut essayer de décoller quelques petites morceaux pour déchiffrer notre histoire, même si elle peut être dramatique », assure-t-elle.
Anna rejoint cet avis, considérant que vivre sans connaître la vérité sur ses origines, c'est endurer de terribles souffrances. La jeune femme recommande également aux personnes adoptées de faire preuve de plus de sollicitude envers leurs parents d'accueil. « Même si c’est difficile quand vous êtes jeunes, ne dites pas à vos parents adoptifs qu’ils ne sont pas vos parents. Car ce sont eux qui vous ont donné une deuxième vie, une vraie vie stable. Ce sont eux qui sont là quand vous êtes malade, qui vous soutiennent, qui vous aiment. Même si vous n’avez pas le même sang, ce n’est rien, ça ne compte pas », conclut-elle.
Dans cet autre article, nous nous penchons sur la question de l’entretien des racines russes de son enfant lorsque l’on vit à l’étranger.
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