Plongée pendant huit années dans un quotidien russe au sein d’une école privée à Moscou, j’ai, au fil du temps, assimilé des habitudes qui, de prime abord, m’ont semblées bien étranges. À l’époque, je n’en avais pas conscience, mais, ces habitudes, qui me paraissaient très éloignées de ce que j’avais connu en France, étaient en partie héritées de l’ère soviétique. Les chaussures d’intérieur, les cocktails à oxygène, les « butterbrots » jambon-beurre au petit déjeuner, les « guematoguens » en hiver (barre nutritive dont l'un des principaux ingrédients est l'albumine alimentaire noire provenant du sang de vache transformé), les énormes fleurs blanches dans les cheveux des jeunes filles le jour de la rentrée et bien d’autres habitudes aussi surprenantes au premier regard que charmantes… D’abord déconcertée par ces subtilités de la culture russe, j’ai pourtant appris à les apprécier au contact de mes camarades de classe et de mes professeurs. Retour sur quelques particularités d’une scolarité en Russie.
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Mes journées à l’école débutaient par un rituel obligatoire : enfiler mes « chaussures d’intérieur ». Passer par le vestiaire était indispensable et personne n’échappait à cet usage. Je me souviens qu’un jour, un de mes camarades de classe avait oublié d’amener à l’école ses nouvelles chaussures d’intérieur. Le gardien refusait catégoriquement de le laisser entrer et mon ami a dû attendre que sa mère vienne lui apporter sa nouvelle paire de baskets pour aller en cours. Une situation tout à fait banale car, attention, en Russie, on ne badine pas avec les chaussures d’intérieur.
En effet, les Russes sont très attachés à l’hygiène, et changer ses souliers permet de garder l’intérieur des bâtiments propre, surtout en hiver, lorsque neige et boue s’immiscent partout. Ceux qui n’ont pas de rechange, tels les parents accompagnant leur enfant, doivent quant à eux porter des « bakhili »(couvre-chaussures jetables) d’un bleu électrique. La propreté et l’hygiène étant deux éléments vitaux pour survivre à l’hiver russe, il n’est également pas surprenant que, afin de ne pas contaminer les autres, les enfants enrhumés ne soient pas acceptés à l’école. Ces notions d’hygiène me sont restées et, aujourd’hui encore, je n’entre jamais dans un appartement avec mes chaussures - je mets des chaussons ou je reste en chaussettes, devant mes amis bien souvent ébahis.
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Le rythme de vie des écoliers est en grande partie dicté par l’inéluctable hiver russe. Je me souviens encore de certains matins où mon frère et moi inspections de près le thermomètre de la maison dans l’espoir d’y voir apparaître un « -31 degrés ». En effet, à Moscou, à partir de -30 degrés, la plupart des écoles sont fermées et les élèves ne sont pas obligés d’aller en cours, un événement évidemment attendu par tous. Il n’était d’ailleurs pas rare que le mercure frise avec les -40 degrés.
L’hiver étant rude et la lumière du jour peu présente (le soleil dans la capitale disparaît vers 16h00), il est de première importance pour le personnel de l’école (souvent des « babouchki », grands-mères russes) de bien nourrir les enfants : les repas sont essentiellement constitués de soupes (au poisson, à la betterave, à la pomme de terre, au chou…),de « kacha » (bouillie de céréales), de « gretchka » (semoule de sarrasin cuite), de « kotlety » (sorte de grosses boulettes de viande panées), et d’autres plats chauds typiques et forts en protéines ainsi qu’en vitamines. Sans oublier le fameux « guematoguen »…Au total, nous avions trois repas par jour à l’école, quatre pour les plus petits (petit-déjeuner, déjeuner, goûter et dîner pour le jardin d’enfants).
Contrairement à la France, où les cours s’étalent jusqu’à la fin de l’après-midi, en Russie ils ne durent que jusqu’à 14h00 (soit6 à 7 cours de 40 minutes). Cependant, après les cours, la journée est alors loin d’être finie. En effet, l’un des points forts de l’éducation russe est l’attention portée à la pluridisciplinarité et au parascolaire. Tout en suivant une formation généraliste (algèbre, histoire, physique, grammaire russe, chimie, géométrie, biologie, géographie, anglais et littérature russe jusqu’en terminale), les élèves ont la possibilité de s’investir dans différentes activités. La musique, la danse, les échecs et le football sont celles qui jouissent de la plus grande popularité dans les rangs des écoliers. L’opportunité idéale pour certains de révéler leur talent artistique, de se découvrir une passion ou encore de développer des capacités différentes de celles exigées en cours.
Ces activités parascolaires ont joué un rôle primordial dans mon apprentissage et mon intégration : en m’amusant, j’apprenais plus facilement le vocabulaire, les expressions idiomatiques et les subtilités de la langue sans le prisme de la traduction. Mon vocabulaire s’enrichissait d’autant plus que mes activités étaient très diverses et nécessitaient la connaissance de termes spécifiques qu’on ne trouve pas forcément dans les manuels. Et puis surtout, cela me permettait de tisser des liens avec mes camarades de classe et de dépasser la barrière de la langue.
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C’est d’ailleurs ainsi que j’appris à parler le russe de manière très intuitive, en associant des situations et des actions à certaines phrases, à certaines intonations et sonorités. Pour prendre un exemple très simple, lorsqu’un professeur demandait à un élève d’exécuter tel mouvement de danse ou de donner la réplique, je remarquais qu’il terminait souvent sa recommandation par un « davaï ! » en guise d’encouragement. Bien avant d’apprendre qu’il s’agissait de l’équivalent russe d’« allez ! », j’ai donc compris que, lorsqu’une personne prononçait « davaï ! », cela signifiait qu’il fallait faire sans crainte ce que l’on me demandait avec cette idée sous-jacente de « vas-y ! ». J’analysais donc sans cesse mon environnement en contextualisant, en essayant de déceler quels mots étaient les plus appropriés dans telle ou telle situation et quelle était leur signification profonde.
Revers de la médaille, au départ, traduire du français vers le russe ou du russe vers le français ne m’était absolument pas naturel : je distinguais complètement ces deux langues qui se rapportaient pour moi à deux modes de pensée radicalement différents. À tel point que, lors de ma dernière année en Russie, il m’était plus naturel de m’exprimer pour certaines choses en français et pour d’autres en russe. Par exemple, pour une dissertation ou démonstration logique avec des arguments rationnels et construits, je préférais utiliser le français, alors que, pour l’expression des sentiments, des émotions et la description de l’environnement, je préférais le russe. De même que, lorsque je réfléchissais en russe, je remarquais certaines choses autour de moi que je ne percevais pas forcément lorsque je réfléchissais en français, et inversement.
Je développais ainsi une certaine souplesse de la pensée me permettant de choisir le mot exact qui, selon moi, était plus précis dans l’une ou l’autre langue pour exprimer telle ou telle chose. Cette gymnastique de l’esprit m’était également utile lorsque je souhaitais me référer à une symbolique renvoyant à un certain imaginaire propre à la culture russe ou française. Ainsi, le simple mot « neige », de mon point de vue, n’évoque ni les mêmes souvenirs ni ne suscite les mêmes associations en fonction de s’il est prononcé en français ou en russe.
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Mais ce qui frappe peut-être le plus au sein d’une école russe, c’est la proximité entre professeurs et élèves. En effet, du CP à la terminale (équivalent de la 1ère à la 11ème classes russes), les enseignants restent les mêmes : ils suivent donc de près l’évolution de chaque enfant et connaissent parfaitement son caractère, ses forces et ses faiblesses. Une proximité réelle s’établit alors, et l’attachement des élèves envers leurs « deuxièmes mamans » est particulièrement tangible lors de la « Dernière sonnerie » (nom donné au dernier jour des cours) et du « Vypousknoï » (bal de promo) : élèves et professeurs sont en larmes et s’embrassent entourés de bouquets de fleurs.
Des liens forts se tissent également entre les élèves. La composition de la classe restant similaire durant onze années, l’ambiance générale est très familiale et les relations entre écoliers fraternelles. Les classes sont d’autant plus soudées dans les écoles privées russes qu’elles sont beaucoup plus petites qu’en France : la taille d’une classe (dans une école privée, ndlr) peut varier entre 6 et 10 personnes seulement ! Ces groupes réduits permettent aux professeurs d’être beaucoup plus attentifs à chaque élève et de délivrer un accompagnement personnalisé.
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L’une des nombreuses spécificités de l’école russe contribuant à renforcer cette amitié entre élèves et avec les professeurs sont les fêtes. Omniprésents et très importants dans la société russe, ces événements symbolisent les temps forts de l’année. Ce sont des moments conviviaux où professeurs et élèves se retrouvent : ensemble, ils organisent des spectacles de danse, de théâtre et de chant. Classe par classe, chacun monte sur scène devant les parents enthousiastes.
Les costumes aux couleurs éclatantes ainsi que les approches très créatives de mes professeurs en matière de décors et de mises en scène ont eu en moi un retentissement particulier. De même que m’a singulièrement interpellé la désinhibition des adultes : je les voyais complètement décomplexés sur scène, interprétant le rôle de Baba Yaga (sorcière issue des contes folkloriques russes), de Sniégourotchka (petite-fille de Ded Moroz, le père Noël russe) ou encore d’un simple lapin. Cela m’impressionnait beaucoup de voir mes professeurs ainsi que des parents d’élèves, que je percevais comme des personnes sérieuses et raisonnables, se lâcher complètement sur scène. C’était en vérité un formidable exemple pour les enfants, une façon de leur montrer qu’il ne faut avoir peur ni du ridicule, ni de la scène, et, bien au contraire, en tirer du plaisir.
Ces fêtes et spectacles étaient donc l’occasion pour les élèves de se confronter à un public et d’apprendre à se tenir sur scène. Que ce soit pour le « Novy God » (Nouvel An russe), le « Vypousknoï » ou le Jour des Professeurs, les opportunités ne manquent en effet pas en Russie pour s’exprimer en public. Savoir se tenir et parler devant un auditoire est très important ici : dès l’âge de 3 ans, on fait réciter aux enfants des poèmes seuls sur scène. C’est pourquoi tous les Russes en connaissent sur le bout des doigts et considèrent l’apprentissage de la poésie comme la base de l’éducation. Au collège, cette culture de l’oralité est perpétuée : les professeurs encouragent souvent la réalisation de présentations sur un thème abordé en classe. De même, durant la grande fête qui clôt ces 11 années d’études, élèves, parents et professeurs s’épanchent volontiers dans d’éloquents et touchants discours sur le temps qui est passé trop vite et sur l’amour que les élèves portent à leur école. Nul doute possible : l’art oratoire fait bel et bien partie intégrante de la fameuse « âme russe ».
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Arrivée à l’âge de 9 ans en Russie, j’ai inéluctablement eu quelques difficultés à m’adapter. Tout était nouveau pour moi : la langue, le rythme de vie, l’environnement… Bien sûr, mes parents auraient pu faire le choix de nous envoyer à l’école française dans le centre de Moscou, mais non seulement l’établissement se trouvait bien trop loin de notre lieu d’habitation, mais ils considéraient aussi que, lorsque l’on arrive dans un pays, l’on se doit d’en apprendre la langue.
C’est donc dans cette ambiance chaleureuse et sous le regard bienveillant de mes professeurs que j’ai débarqué en CM2 (la 4ème classe russe). Pendant un an, je ne comprenais pas un mot de ce que l’on me disait. Parfois, le professeur de français venait même me traduire des cours « en live », et venait fréquemment me demander en français, tout en roulant les « r » ,« Comment vont les affaires? » (traduction mot-à-mot de « comment ça va? » en russe). Ce à quoi je répondais, du haut de mes 9 ans : « Mes affaires vont très bien, merci ». Lui avouer que je n’avais pas d’affaires me semblait être d’un côté très impoli voire blessant pour elle, et, d’un autre côté, j’avais peur qu’elle ne vienne plus me voir si elle apprenait que je n’avais pas d’affaires en cours. Hormis la barrière de la langue, j’ai été quelque peu désemparée lorsque j’assistais aux cours de maths et d’anglais : en effet, les Russes sont beaucoup plus avancés dans le programme et, au début du CM2, ils effectuaient déjà des divisions à plusieurs chiffres et s’exprimaient parfaitement dans la langue de Shakespeare.
Afin de progresser plus rapidement en russe, je prenais avec mon frère des cours particuliers. J’allais également régulièrement voir l’orthophoniste de l’école afin d’apprendre à bien prononcer les mots et les sonorités russes. J’ai d’autant plus progressé en russe que les cours de littérature et de grammaire sont deux disciplines séparées que les élèves étudient jusqu’en terminale. Mes professeurs mettaient beaucoup de cœur à m’apprendre leur langue et à me faire comprendre leur culture. Grâce aux efforts qu’ils ont déployé pour m’intégrer, j’ai pu rapidement assimiler les bases et, au bout d’un an à ne faire qu’écouter sans comprendre, j’ai finalement pu m’exprimer librement en russe. Dix ans plus tard, je passais l’EGE (Examen d’État Unifié, baccalauréat russe) avec succès et retournais en France pour continuer mes études, avec des souvenirs plein la tête…
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