L’extinction est habituellement un phénomène associé au règne animal, mais les formes de communication y font elles aussi face : sur environ 7 000 langues recensées à travers le monde, 2 680 se trouvent aujourd’hui menacées. On estime d’ailleurs que, toutes les deux semaines, l’une d’elles disparaît.
S’il est impossible de déterminer le nombre exact de langues ayant d’ores et déjà été les victimes de ce processus au cours de l’histoire, les linguistes avancent que durant les cinq derniers siècles, 115 se seraient éteintes uniquement aux États-Unis (280 langues y étaient parlées à l’époque de Christophe Colomb), tandis que 75 autres auraient perdu l’ensemble de leurs locuteurs en Europe ainsi qu’en Asie mineure.
Or, la Russie n’est évidemment pas immunisée face à cette tendance. Elle est en effet une nation multiethnique et multiculturelle comptant 194 peuples, dont 74 autochtones, communiquant dans quelque 151 langues recensées. « 18 sont actuellement menacées d’extinction, ayant moins de 20 locuteurs natifs, âgés, encore en vie », affirme Igor Barinov, directeur de l’Agence fédérale aux affaires ethniques.
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Comme il l’explique, la Russie a subi la perte de 14 langues au cours des 150 dernières années, et notamment 5 depuis la chute de l’URSS, en dépit d’un programme d’État débuté durant la période soviétique et visant à protéger les langues indigènes.
L’accroissement des migrations et l’urbanisation rapide poussent de nombreux groupes ethniques à modifier leur mode de vie traditionnel. Les peuples adoptent ainsi de plus en plus les langues dominantes afin de faciliter leur participation civique et leur intégration économique. Dans le cas de la Russie, cela signifie que les minorités choisissent d’enseigner à leurs enfants le russe au détriment de leur langue natale, rompant ainsi la transmission de cette dernière.
Le Caucase du Nord russe est l’une de ces régions où les langues autochtones sont aujourd’hui déclinantes. « À la fin du siècle dernier, des régions comme le Daghestan semblaient ne montrer aucun signe du déclin visible dans le Nord de la Sibérie ou en Extrême-Orient », explique Rassoul Moutalov, chargé de recherche principal à l’Institut de Linguistique de l’Académie des sciences de Russie (ASR).
« Pourtant, la situation a commencé à changer au cours de la dernière décennie, lorsque les population vivant dans les zones montagneuses ont commencé à en descendre et à migrer vers les villes et villages et ont de plus en plus utilisé le russe comme moyen de communication interethnique. Les plus jeunes générations ne parlent à présent plus leurs langues d’origine. Les langues meurent directement sous nos yeux », se désole-t-il.
Les Tchelkanes par exemple, peuple vivant dans la région de l’Altaï, abandonnent eux aussi leur langue maternelle. Petit groupe ethnique d’environ 1 113 personnes (recensement de 2010), ils ont parlé leur langue durant des siècles, mais en raison de l’absence de forme écrite et d’un usage quasi restreint au cercle familial, leur idiome est progressivement délaissé au profit du russe.
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Si la mort des langues est un phénomène naturel, pourquoi donc ne pas simplement les laisser s’en aller ? Tout d’abord, les langues indigènes soutiennent l’identité des groupes ethniques et représentent un héritage culturel unique ainsi que des modes de pensée séculaires. Lorsqu’un groupe ethnique perd sa langue, elle perd une part immense de son identité.
En second lieu, plus le nombre de langues existant dans notre monde est important, plus ce dernier est riche, assure Andreï Kibrik, directeur de l’Institut de Linguistique de l’ASR. « Lorsqu’une image est haute en couleur, elle a plus de valeur. Mais quand tout est plus ou moins identique, monotone, le monde s’appauvrit », argumente-t-il.
2019 a été proclamée Année internationale des langues autochtones par les Nations Unies, et la Russie a organisé divers événements afin d’accroître la sensibilité de la population à ce sujet. Il n’existe néanmoins aucune recette spécifique permettant d’inverser cette tendance.
L’objectif clef à cet égard est, selon les linguistes et défenseurs de ce patrimoine, de s’assurer que les peuples considèrent leurs langues comme des atouts plutôt que comme des fardeaux. Pour cela, un ensemble complexe de mesures apparaît nécessaire.
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Au cours des dernières années, les autorités russes ont ainsi consenti à plus d’efforts dans la reconnaissance et la protection des langues autochtones, en mettant en place un programme national et en établissant un Fond de préservation et de recherche des langues minoritaires de Russie. Cette structure œuvre actuellement à l’élaboration d’un nouveau concept d’apprentissage et d’enseignement des langues minoritaires, un système dont le pays n’est pas encore pourvu.
La Russie a également commencé à adopter l’approche « nid linguistique », née en Nouvelle-Zélande, dans le cadre de laquelle les locuteurs âgés d’une langue prennent part à l’éducation des plus jeunes dans l’optique d’accroître la transmission intergénérationnelle des langues. Depuis 2013, l’approche immersive a également été introduite dans cinq jardins d’enfants du district autonome des Khantys-Mansis — Iougra, en Sibérie, et a démontré des résultats positifs dans l’apprentissage des langues khantie et mansie. En 2018, 138 enfants ont participé à ce programme.
Mais les enthousiastes défenseurs de cette cause soutiennent que plus d’efforts doivent être entrepris. Vassili Kharitonov, co-fondateur de Strana Iazykov (Le Pays des langues), un projet à but non lucratif focalisé sur la création d’une base de données consacrée aux langues minoritaires de Russie, affirme que les événements où les locuteurs peuvent se réunir sont d’une aide précieuse, et ce, même lorsqu’il s’agit de se rassembler sur Internet autour d’activités visant à encourager la préservation des langues. Kharitonov a par conséquent créé un site faisant la promotion de la langue nanaï (Extrême-Orient russe), ne comptant plus que près de 50 locuteurs, tous dépassant les 50 ans.
« Je pense que notre génération est responsable de la transmission de nos langues et de nos connaissances à la suivante. Nous ne devons pas rester là à ne rien faire. Nous devons nous battre », martèle Moutalov.
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