Je m’attendais à voir des gens un cocktail à la main et en position détendue, des jeunes femmes aux épaules dénudées et des groupes s’embrassant dans un coin. Bref, je m’attendais au pire lorsqu’à une heure de la rencontre j’ai reçu un message envoyé par un inconnu : « Viens. On est dans une petite armoire. On caresse des filles et on joue ». Une semaine avant ça, j’avais publié un post, dans lequel j’avais demandé à être invitée à une soirée des polyamoureux.
C’était une petite pièce remplie de fumée de cigarette, dans un club de jazz sans enseigne situé en plein cœur de Moscou entre une épicerie et un café. Pour y entrer, il faut passer par l’armoire située dans l’un des couloirs. Au lieu des manteaux et des cintres, vous y trouverez l’entrée. À l’intérieur, six personnes sont rassemblées autour d’une table, sur laquelle sont posées des tasses de thé et des dés.
« On n’attend plus personne. Les autres sont épuisés par l’orgie et ne viendront pas », dit un homme à barbe rousse et fumant la pipe, provoquant des éclats de rire.
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Il se présente comme Tur, ce taureau préhistorique et sauvage qui a été exterminé vers le XVIIe siècle. Dans la pièce se trouvent en outre quatre jeunes femmes et Ian, un transgenre non binaire, ce qui signifie qu’il ne se considère ni homme, ni femme. Toutes les personnes présentes partagent le même mode de vie, la même philosophie, et le même regard sur l’amour, que l’écrasante majorité de la société rejette. Tous ont des relations (ou savent qu’ils peuvent en avoir) avec plusieurs partenaires à la fois, et ce, sans le cacher à leurs amants.
« Nous sommes polyamoureux. Pour expliquer en termes simples : c’est une non-monogamie éthique », dit Tur.
Autrefois, Tur, aujourd’hui âgé de 41 ans, avait une épouse. Il était le premier homme de sa vie et leur heureux mariage traditionnel a duré près de dix ans. Mais un jour, elle est tombée amoureuse de leur élève.
« Nous avions un Théâtre de feu et on accueillait de nouveaux membres. Un jeune s’est présenté, on l’a "élevé". À un moment donné, elle a senti qu’elle était tombée amoureuse de lui et m’a quitté. Avant de partir, elle a laissé entendre l’idée suivante : "on aurait pu vivre tous ensemble si j’avais été élevée autrement" », se souvient Tur.
Aussi, poursuit-il, ils n’étaient, avec son épouse, pas parvenus à avoir d’enfant, ce qu’elle lui reprochait. Pendant que leur couple abordait une crise familiale, elle l’a qualifié d’« impuissant ». Après cela, il s’est rendu seul à un festival, où une jeune femme est tombée amoureuse de lui et a avoué songer à porter sous son cœur son enfant. Neuf mois plus tard, sa fille unique naissait. Suite à cet épisode, Tur a jugé qu’il avait toujours été capable d’être polyamoureux.
Il gère toujours son théâtre, mais en solo. Parallèlement, il construit et vend des immeubles, évolue comme conseiller en immobilier, reproduit des navires historiques - tels des bateaux vikings - et emprunte à leur bord les routes maritimes du Nord. Une de ses petites amies est assise à côté de lui et sa tête repose sur son épaule. Elle se présente comme Fox. Elle porte un énorme t-shirt et ses mains sont ornées de bracelets brésiliens. Elle a 18 ans.
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Ils se sont rencontrés en ligne et leur relation dure depuis près d’un an. Les six premiers mois, c’était une relation monogame. Mais ensuite, elle est tombée amoureuse d’une jeune femme et Tur lui a expliqué qu’il n’y avait rien de grave et qu’il était normal de tomber encore amoureuse de quelqu’un d’autre.
Aujourd’hui, Fox a deux copines, deux copains, et Tur, avec qui elle vit la plupart du temps.
« Olga, Aska... » - Tur peine à se rappeler le nombre de relations qu’il a eues au cours des deux derniers mois, et perd le compte. Cela provoque une fois de plus les rires de ses compagnons.
« Bref, il s’agit de plusieurs dizaines », résume Tur. Il est décontracté et son regard est impassible.
« Cela peut sembler être quelque chose de mauvais ».
Alors, être polyamoureux signifie-t-il de coucher avec plusieurs personnes ? Ou bien est-ce au-delà d’une simple histoire de sexe ?
« Non, ce n’est pas quelque chose de concret – amour ou sexe. C’est la diversité des relations et des possibilités », soutient Ian. Il a des cheveux très courts et une voix brutale.
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Lorsque ses proches n’ont pas accepté sa transidentité, il a fui la maison. Il s’est choisi un nouveau nom qui, en ancien irlandais, signifie « Dieux est gracieux », et en ancien hébreu « Dieu fait grâce ». Il a un petit ami et pour le moment il n’est qu’avec lui. Encore une fois : pour le moment.
Les gens qui optent pour le polyamour se sentent enfermés à l’intérieur des relations traditionnelles. Ils y étouffent. En fait, ils ne voudraient pas avoir un jour à choisir entre les gens pour qui ils ont des sentiments – ils n’en comprennent tout simplement pas la nécessité.
« Aujourd’hui, cela peut sembler être quelque chose de mauvais, mais cela n’offense personne », explique Ian. Il parle de la structure des relations polyamoureuses qui peut prendre n’importe quelle forme souhaitée. Ici, il n’y a pas de relations universelles et la « norme » est inexistante.
Tous les partenaires peuvent s’aimer et vivre tous ensemble. Il y a des relations où tout le monde est lié par une seule personne : à son égard les partenaires éprouvent des sentiments et du désir, mais entre eux, rien. Ou, par exemple, dans un « couple », l’un est monogame et l’autre polygame et ils s’acceptent tels qu’ils sont. Au bout du compte, le sexe n’est qu’une des manifestations de l’amour, mais pas l’unique. Les relations polyamoureuses peuvent exister sans sexe ou même sans amour (le polyamour est également pratiqué par des asexuels et par les aromantiques).
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Un jour, le copain de Ian lui a avoué qu’il redoutait qu’un jour quelqu’un puisse l’attirer plus que lui et qu’il l’abandonne pour cette autre personne. Ian a alors dû lui expliquer pourquoi cela n’aura pas lieu et que si un jour il le quittait ce ne serait pas à cause de quelqu’un autre.
« L’institution de la famille meurt et aucune morale n’existe. Personne ne doit rien à personne et ce sont les instincts qui régissent les hommes. Il ne reste qu’à éteindre la lumière ».
« Vous cherchez un prétexte pour sauter celui que vous voulez ? »
« Bon, d’accord. Désormais toute salope ne l’est plus ».
Tels sont les commentaires que l’on trouve en bas d’une publication sur le polyamour et la polygamie illustrée par un extrait du film Crazy Amy (Trainwreck). Les gens condamnent souvent ce type de relations. Pour leur part, les polyamoureux leur demandent en quoi leurs monogamies à la chaîne sont meilleures.
« Il n’est pas rare que les gens monogames aient plus de partenaires au cours de leur vie qu’un polyamoureux, indique Ian. Lorsque quelqu’un apparait à l’horizon, ils se disent "il est temps de tourner la page, car ce n’est pas bien d’avoir plusieurs partenaires à la fois" », considère-t-il.
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Selon lui, ces gens mentent tout d’abord à eux-mêmes, car ils s’empêchent d’être ce qu’ils sont. Quant aux polyamoureux, ils s’octroient le droit d’aimer autant de personnes qu’ils peuvent.
Bien que les communautés de polyamoureux en Russie soient actuellement secrètes et que la plupart de leurs membres ne veuillent pas afficher aux autres leur mode de vie, Tur est persuadé que ce n’est qu’une question de temps.
« Les gens ont peur ou ne veulent pas remarquer que la norme change. Mais certains d’entre eux sont suffisamment courageux pour le dire à haute voix », conclut-t-il.
Dans cet autre article, Russia Beyond se penche sur la vie que mènent aujourd’hui les transgenres en Russie.
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