John Scali
Getty ImagesCela peut être difficile à croire, mais un rôle majeur dans la fin pacifique de la crise de Cuba a été endossé à Washington par deux personnes qui n’avaient initialement que peu de liens avec cette île des Caraïbes et les missiles soviétiques. Il s’agissait du présentateur américain d’ABC News John Scali et de l’agent secret soviétique Alexandre Feklissov, occupant officiellement le poste de conseiller de l’ambassadeur.
Le colonel général Fiodor Ladyguine a en effet écrit dans ses mémoires : « Le frère du président, Robert Kennedy, a jugé qu’il fallait trouver un nouveau contact pour la communication confidentielle entre les États-Unis et l’URSS. Il a demandé à une connaissance, le présentateur télé John Scali, d’organiser une rencontre avec le conseiller de l’ambassadeur, Feklissov ».
Scally et Feklisov
AP; Service des renseignements extérieursLire aussi : Secrets nucléaires: pourquoi les Rosenberg ont espionné et sont morts pour le communisme
John Scali a lui-même rapporté deux ans plus tard, que c’est Feklissov (qui officiait à l’ambassade sous le pseudonyme d’Alexandre Fomine) qui, le 22 octobre 1962, l’avait appelé et convié pour un lunch : « J’avais déjà déjeuné lorsqu’il m’a appelé, mais sa voix laissait transparaître tellement d’urgence et d’insistance que j’ai décidé de m’y rendre immédiatement ».
Les deux hommes se sont par conséquent rencontrés au restaurant Occidental, à deux pâtés de la Maison blanche. Après avoir passé commande, ils en sont aussitôt venus au sujet qui les avait amenés ici. « Scali semblait préoccupé. Sans préambules, il a commencé à accuser Khrouchtchev de mener une politique agressive… Je lui ai rappelé que son pays tentait d’encercler l’URSS avec un réseau de bases militaires, d’assembler des blocs militaires antisoviétiques… », a par la suite témoigné Feklissov.
Selon les dires de Scali, Feklissov a alors proposé une solution : « Il a ensuite dit : +Il doit y avoir une issue. Que diriez-vous d’une proposition où nous ferions la promesse de retirer nos missiles sous contrôle des Nations Unies ?+ » Scali a alors répondu qu’il ne savait pas ce qu’en penseraient les dirigeants américains, mais qu’il s’efforcerait de le déterminer, sachant qu’il connaissait bien les frères Kennedy et qu’il pouvait donc se positionner comme intermédiaire.
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La suite du repas s’est faite dans le silence. D’après les souvenirs de Scali, Feklissov était si anxieux qu’il s’était emparé machinalement des cakes au crabe qu’avait commandés le présentateur télé, et que celui-ci avait ainsi dû se contenter de la côtelette de porc de Feklissov. Pour ne pas détériorer plus encore l’ambiance internationale, Scali avait alors fait mine de n’avoir rien remarqué.
Feklissov et Scali ont été réunis à plusieurs reprises suite à cela. Leurs rencontres ont eu une importance significative dans la formulation du compromis. En effet, tous deux informaient leur gouvernement respectif directement, étant épargnés du protocole habituel. Cette communication informelle secrète permettait aux dirigeants des deux nations d’éviter d’être accusés de concessions démesurées ou de complaisance à l’égard de l’ennemi.
Le moment décisif a alors été la courageuse déclaration de Feklissov, à propos du fait qu’une frappe nucléaire américaine sur Cuba entrainerait un acte équivalent de la part de l’URSS à Berlin-Ouest.
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« Tu sais John, lorsqu’une avalanche de mille chars soviétiques se dirige vers le champ de bataille, et que depuis les airs attaquent des avions d’assaut, ils détruisent tout sur leur chemin. Je pense qu’il est peu probable qu’ils aient besoin de plus de 24 heures pour briser la résistance des garnisons et pour envahir Berlin-Ouest », peut-on lire dans Au-delà de l’océan et sur une île. Notes d’un agent secret, ouvrage dans lequel Feklissov se confie.
Nikita Khrouchtchev et John Kennedy
Getty ImagesC’était une manœuvre délicate pour Feklissov, car Khrouchtchev ne lui avait pas accordé le droit de parler d’une potentielle invasion de Berlin-Ouest. Il a donc en réalité improvisé, à ses risques et périls, mais ne s’est pas trompé.
Pour le président des États-Unis, John Kennedy, ce chantage a été décisif dans les négociations, puisqu’il a rapidement proposé une issue à cette crise : son pays retirerait ses missiles de Turquie et laisserait Cuba en paix, tandis que l’URSS évacuerait ses armes nucléaires de l’île caribéenne.
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S’est peu après ensuivie une lettre de Khrouchtchev adressée au président Kennedy, où le leader soviétique assurait à son homologue américain qu’il accueillait « avec respect et confiance » sa déclaration quant au fait que les États-Unis et leurs alliés n’attaqueraient pas Cuba, et que l’URSS retirait donc ses missiles : « Nous venons de donner l’ordre du retrait de ces équipements ».
Dans les faits, tous les accords passés entre Kennedy et Khrouchtchev l’ont été de manière orale, mais les deux chefs d’État se sont accordé leur confiance mutuelle et les promesses ont ainsi été tenues.
Alexandre Feklissov
Yuri Mashkov/TASSJohn Scali est décédé en 1995 à Washington, tandis que son collègue de négociations Alexandre Feklissov s’est éteint à Moscou en 2007. Ils n’ont pas connu la gloire pour leurs actes, mais tous deux se sont souvenus toute leur vie qu’ils avaient permis d’éviter une véritable catastrophe.
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En outre, au sein du restaurant Occidental, dans la capitale américaine, figure depuis lors une plaque commémorative : « Dans la période de tension de la crise de Cuba (octobre 1962), un mystérieux monsieur X russe a transmis une proposition de retrait des missiles de Cuba au correspondant de la chaîne de télévision ABC, John Scali. Cette rencontre a permis d’écarter la menace d’une possible guerre nucléaire ».
Dans cette autre publication, découvrez comment Moscou est parvenu à duper Washington dans cette même crise de Cuba.
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