Dessin de Natalia Mikhaylenko
Dessin de Natalia Mikhaylenko
L’étoile Nijinski n’a pas brillé longtemps. Quelques années seulement après la Première Guerre mondiale. Mais elle a brillé de telle sorte que plus d’un siècle après, le « Dieu de la danse » reste dans nos mémoires.
Le Sacre du Printemps, L’Après-midi d’un Faune, Giselle, Shéhérazade, Pétrouchka… Tous ces ballets sont associés à son nom. Il les a magnifié avec le Théâtre Mariinsky à Paris. Sarah Bernard en était une fervente admiratrice. Mais qui ne l’était pas ? C’est Serge Diaghilev, l’organisateur des célèbres « Saisons russes » parisiennes, l’homme qui a fait des Ballets russes une marque mondiale, qui a révélé Nijinski au monde entier.
Qu’ils étaient amants n’est un secret pour personne. Diaghilev l’entrepreneur avait une grande influence sur le danseur. Et pas seulement physique, mais aussi émotionnelle, spirituelle. Après leur rupture, Diaghilev le renvoie de la troupe. Cette double séparation est d’une telle violence pour le jeune danseur, qu’il en perd la raison et sombre peu à peu dans la folie. De 1919 jusqu’à sa mort, il sera interné dans un asile psychiatrique. Plus de trente ans !
Nijinski a toujours été un excentrique. Un jour, il a dit ceci de lui : « Je veux danser, dessiner, jouer du piano, écrire des vers. Je veux aimer tout le monde, voilà le but de ma vie. Je ne veux pas la guerre, les frontières. Je suis chez moi partout où la paix est. Je suis un homme, Dieu est en moi et je suis en Lui. Je l’appelle, je le cherche. Je suis un chercheur parce que je sens Dieu. Dieu me cherche, aussi nous trouverons-nous l’un l’autre. Le Dieu Nijinski ».
A l’école, il avait peu d’amis. Son visage ressemblait à celui d’un mongol ou d’un tatare. Aussi le surnommait-on «le jap'». Alors qu’il était polonais. Inévitablement, un étranger et un paria. Vaslav était un silencieux, fermé et trop lent d’esprit pour réussir à l’école. Il était mauvais en classe, échouait examen sur examen. Mais cela n’avait pas d’importance, car à l’époque Nijinski danse déjà pour le Théâtre Mariinsky.
Le succès est immédiat, mais en dehors de la scène, en coulisse, il n’est absolument pas prêt à cette vie. Nijinski ne se soucie pas de ses revenus, et cette question l’ennuie profondément. Sans patron, il se sent immédiatement perdu. Et par dessus tout, il est en permanence poursuivi par des scandales érotiques. Un jour, il est apparait sur scène dans un justaucorps moulant. Un peu trop, du goût de l’impératrice qu’elle juge indécent. Il signe là sa dernière représentation avec le Théâtre Mariinsky.
Plus tard, alors qu’il danse déjà L’Après-midi d’un Faune pour Diaghilev à Paris, ballet dont il est lui-même le metteur en scène, Nijinski se retrouve à nouveau face au scandale : le Faune est couché sur une couverture, il fuit les nymphes, et exécute un mouvement ambigu, à double sens… La presse s’empare immédiatement de cette « découverte » qu’elle qualifie d’obscène. Il est immédiatement remplacé par le grand sculpteur Auguste Rodin, sans grand succès.
Sa dernière danse, il l’exécute en 1919 en Suisse, puis c’est le trou noir. Dix ans plus tard, Diaghilev tente de le faire revenir au ballet. Il l’emmène voir Pétrouchka à l’opéra de Paris, mais Nijinski reste de marbre, plus rien ne semble le toucher. La seconde tentative revient à Serge Lifar, encore dix ans plus tard. Il danse devant Nijinski jusqu’à l’épuisement, espérant faire renaître en lui quelques sensations. Nijinski assiste au spectacle, le regard vitreux, puis tout à coup se lève et, comme si une force venue d’ailleurs le soulevait, exécute une pirouette et retombe dans le même état de léthargie.
Ses sauts étaient connus de tous. Beaucoup disaient que lorsqu’il dansait, il restait anormalement longtemps dans les airs, comme littéralement suspendu au-dessus des planches. Nijinski pouvait « filer » plus de dix tours dans une pirouette, était capable de parcourir la distance de l’avant-scène au fond de la scène en un seul saut. En hauteur, ses sauts dépassaient sa propre taille. Ses contemporains s’en souviennent comme de « Nijinski l’oiseau ». Il volait littéralement!
Tout cela dépasse clairement l’humainement possible. D’où tenait-il cette capacité ? Nous entrons là dans le domaine des suppositions. La rumeur dit qu’il étudiait les pratiques orientales, répétait des rituels indiens et pratiquait le yoga. Ainsi que la lévitation. Dans ces moments là, son esprit se détachait de son corps pour l’observer d’en haut, en suspension. On raconte également qu’il s’intéressait au spiritisme… Et qu’il possédait le don de prédire l’avenir.
Et, bien sûr, le côté héréditaire. Encore une histoire insolite. Dans la famille, il y avait déjà des cas de folie. En proie à la dépression, la grand-mère de Nijinski s’était laissé mourir de faim. Son frère était atteint de schizophrénie. Interné dans un asile de Saint-Pétersbourg au début de la révolution, ces centres ont été fermés quelques temps après et les malades, remis en liberté sur ordre de Lénine au motif que la schizophrénie n’existait pas : ce n’était ni plus ni moins qu’une invention des capitalistes pour inquiéter les gens ordinaires.
Bref, Nijinski avait des prédispositions à la folie.
Le facteur déclencheur ? Pas seulement son histoire d’amour avec Diaghilev. Tout d’abord, il y a eu la révolution et la guerre. Nijinski, cet homme au psychique fragile, a traversé une époque mouvementée. Il n’a pas supporté cette épreuve, et c’est une première rupture. Puis viennent des temps plus durs. La pauvreté, la guerre, les bouleversements politiques. Le ballet passe au second plan. Chacun pense d’abord à soi : comment survivre ?
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, oublié de tous, Nijinski refait soudainement surface. Le correspondant du magazine américain Life le retrouve par hasard à Vienne, à danser parmi des soldats soviétiques. C’est le choc émotionnel ! Nijinski, qui n’avait quasiment pas décroché un mot, se met à parler russe avec ses anciens compatriotes. Il lui reste à cette époque cinq ans à vivre.
A sa mort, il est enterré à Londres. Trois ans plus tard, sa tombe sera déplacée à Paris, au cimetière de Montmartre où il repose aujourd’hui. Sur sa pierre tombale, est assis un clown triste en bronze.
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