Zhanna Aguzarova, la chanteuse du célèbre groupe de rock’n’roll Bravo. Crédit photo : RIA Novosti
La période de réforme lancée sous la Perestroïka représente un véritable challenge pour les groupes rocks underground. Tous n’y ont pas survécu. Officiellement, la Perestroïka débute en 1985, lorsque Mikhaïl Gorbatchev devient Secrétaire Général du Parti communiste de l’URSS, et donc chef de l’Etat. Elle durera 5 ans.
C’est durant cette période que le rock soviétique s’épanouit et connaît son heure de gloire. Certains historiens vont même jusqu’à considérer qu’il serait l’un des principaux facteur déclencheur de l’effondrement de l’empire soviétique, aux côtés des pénuries alimentaires, des manquements en matière des droits de l’homme et des libertés, de la censure et de la fermeture des frontières.
Difficile de croire qu’un an à peine avant la nomination de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’URSS, la musique rock soviétique traversait une période difficile.
En 1984, suite au discours du Secrétaire général du Parti Konstantin Tchernenko, des attaques majeures sont lancées par le gouvernement contre plusieurs groupes, accusés de sabotage moral et idéologique de la société soviétique. Des listes noires sont émises par les hauts représentants du Parti et envoyés à tous les services culturels et de jeunesse du pays.
De nombreux groupes de la scène underground soviétique sont interdits de concerts, et leurs chansons, censurées dans les discothèques et manifestations publiques. Les musiciens de rock sont mis sous pression, tombant parfois sous l’interdiction pure et simple de se rassembler pour répéter dans leurs locaux. Certains sont également appelés pour accomplir leur service militaire.
Voskresenie - « Dans mon âme pointe un arrière-goût d’amertume »
Quelques uns d’entre eux, comme Alexei Romanov, le leader du groupe de rock Voskresenie, ou encore Zhanna Aguzarova, la chanteuse du célèbre groupe de rock’n’roll Bravo, écoperont de peines de prison ferme.
Dans les années 70 et 80, l’idéologie n’est plus utilisée par le système soviétique comme motif d’incarcération. En revanche, il n’est pas rare d’être accusé de pratiques commerciales illégales ou d’irrégularités de passeport.
Tout d’un coup, le rock soviétique va ainsi voir sa situation passer du noir au blanc. Peu après l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, la musique rock est légalisée en URSS et tous les groupes underground du pays sont autorisés à se produire sur scène, ainsi qu’à être diffusés à la radio et à la télévision.
Des flots d’articles enthousiastes sur le rock russe underground viennent abreuver les journaux et les magazines. Les fans peuvent enfin acheter officiellement des billets de concerts pour aller voir leurs groupes préférés « en live » : une grande première !
L’un des tous premiers événements musicaux symbolisant ce changement de période fut le festival « Yolka » (Sapin de Noël), organisé pour le Nouvel An par un cercle culturel moscovite sous la direction de l’Institut de Recherche de l’Energie Nucléaire Kurchatov.
Nouvellement formé sous la direction de l’administration centrale du Parti communiste et de la Ligue des jeunesses communistes, le « Laboratoire Rock de Moscou » organise un festival de rock impensable pour l’époque, avec en tête d’affiche 10 groupes qui figuraient sur la liste noire à peine un an avant la Perestroïka. Sans compter que les musiciens ont pu chanter leurs chansons en toute liberté, sans censure.
Alors que le festival n’avait bénéficié d’aucune publicité dans les médias soviétiques, l’information s’est propagée à vitesse grand V à travers Moscou et ses alentours, si bien que le club et ses 500 places, qui ressemblait plus à un théâtre avec une scène et des fauteuils de velours rouge, s’est vite retrouvé submergé par la foule. Les gens essayaient d’entrer par les fenêtres de la toiture, les allées du sous-sol et les escaliers d’incendie.
Bien évidemment, ce sont des groupes populaires comme les moscovites Mashina Vremeni et Brigada S, et les groupes venus de Saint-Pétersbourg comme Kino, Aquarium et Alisa, ou encore Nautilius Pompilius de Sverdlovsk, qui ont suscité le plus grand intérêt des médias et des promoteurs.
Mashina Vremeni - « La girouette »
Nautilius Pompilius - « Liés par une seule chaîne »
Ces groupes, tout comme nombre d’autres, sont rapidement devenus les clients réguliers des shows télévisés nocturnes à l’image de Vzglyad (Regard), Musical Ring, Program A, des émissions télévisées également lancées durant la Perestroïka.
Il faut cependant noter qu’il n’existait sous l’URSS que deux chaînes de télévision, toutes deux diffusées depuis la capitale, Moscou, et capables de rassembler jusqu’à 250 millions de téléspectateurs.
L’émission Music Ring était unique en son genre de par les intrigues qu’elle suscitait. Quelques groupes de musique, le plus souvent issus de la scène underground, étaient confrontés les uns aux autres sous forme de compétition en face à face, incluant des prestations musicales et des quizz.
Sur le plateau, le public était principalement composé de fonctionnaires communistes, de professeurs d’université, d’écrivains, d’étudiants, de femmes au foyer et de fans.
Parfois, les musiciens se retrouvaient dans des situations grotesques, à devoir expliquer pourquoi ils faisaient du rock. Mais comme l’émission était diffusée en direct, les gens pouvaient ainsi voir à quoi ressemblaient leurs musiciens préférés au naturel, et ce qu’ils avaient à dire. Les téléspectateurs pouvaient alors voter par téléphone pour leur groupe favori, en sélectionnant un vainqueur à chaque manche.
Le film soviétique Assa (1987), réalisé par Sergueï Soloviev et filmé dans le principal studio soviétique Mosfilm, est devenu un véritable manifeste de reconnaissance du rock russe. La musique du film se base sur diverses chansons rocks de groupes underground de l’époque, avec l’apparition de certains rockers.
Sa sortie à l’écran s’est accompagnée d’une semaine de concerts organisés dans le même cinéma chargé de projeter le film. Pour avoir un bon exemple de la musique rock durant la Perestroïka, il suffit de visionner la vidéo Cercle fermé (1987), réalisée dans le style du célèbre hit USA for Africa (1985). Dans la version soviétique, les stars de la pop, du rock et de heavy metal chantent ensembles à l’unisson.
Le passage de l’ombre à la lumière, du statut underground à celui de courant principal n’a pourtant pas été aussi simple qu’il y paraît. Les musiciens habitués à la marginalité et à une vie de bohème se sont soudainement retrouvés face à une opportunité à laquelle ils ne pouvaient même pas rêver auparavant.
La majorité des musiciens de rock étaient pauvres, et ce, y compris pour les standards soviétiques. De plus, selon les lois de l’époque, tous les citoyens devaient avoir un métier officiel, alors de nombreux musiciens occupaient des postes d’agents de sécurité, de concierges, et autres métiers peu prestigieux.
Certains d’entre eux étaient étudiants dans des branches qui n’avaient rien à voir avec la musique. Le statut d’étudiant leur servait également d’échappatoire temporaire à l’appel du service militaire. Pas facile, dans ces conditions, de s’adapter d’un coup au mode de vie effréné des stations de radios, des plateaux télés et des studios de cinéma. Les tournées sont également une nouveauté pour ces artistes en vogue.
De nombreux musiciens ne possèdent aucune discipline ni même parfois le désir de se retrouver dans ce courant principal, ou au sein de cercles sociaux qu’ils rejetaient habituellement. L'alcoolisme est aussi un problème majeur pour certains d’entre eux, un frein à leur intégration à la société soviétique.
Ainsi, Mikhaïl « Mike » Naumenko (1955-1991), leader du très populaire groupe Zoopark, n’a jamais pu réellement s’adapter à cette nouvelle réalité. Et en dépit du fait qu’il a continué à se produire en concert de temps à autres, le groupe n’est jamais passé à la télé et n’a jamais figuré dans la presse de l’époque.
Alisa - « Le ring musical »
Mike Naumenko et le groupe Zoopark - « Les voyous. Au Rock Club »
Au lieu de quitter cette existence de l’ombre comme la plupart des ses amis, Mike Naumenko n’a montré aucun intérêt à se joindre à l’engouement de cette période si populaire chez la grande majorité des musiciens de l’époque.
L’alcoolisme et la dépression le conduiront à la mort en 1991. Etrangement, Zoopark ne sera jamais vraiment accepté dans le circuit musical de la Perestroïka, contrairement à d’autres groupes venus de Leningrad comme Kino ou encore Alisa.
Cette soudaine popularité et reconnaissance de masse s’est également accompagnée d’un business juteux autour des anciens groupes underground. Une poignée de promoteurs a su voir un énorme potentiel dans les groupes de rock les plus populaires, qui se sont vu offrir l’opportunité de jouer dans des stades à la capacité d’accueil de 10 000 personnes.
Les musiciens de rock qui, quelques années auparavant, se disaient chanceux lorsque se présentait la possibilité de se produire dans un club underground devant une centaine de personnes au maximum, se sont retrouvés à toucher d’énormes cachets, dépassant leur imagination la plus folle.
En août 1990, alors que Kino est au sommet de sa popularité, le chanteur et leader du groupe Viktor Tsoï meurt violemment dans un accident de la route, en Lettonie. Selon la version officielle, Viktor Tsoï aurait perdu le contrôle de son véhicule après s’être endormi au volant, percutant de plein fouet un bus qui roulait à 130 km/h.
Kino - « Nous attendons le changement (chanson tirée du film Assa)"
Sa mort a créé une véritable onde de choc auprès de ses millions de fans et dans le monde de l’industrie de la musique émergeant à l’époque. Pour de nombreux Russes, cette mort tragique serait avant tout due à un excès de travail.
Poussé par leur producteur Iouri Aizenspits (1945-2005), le groupe avait radicalement changé son mode de vie, abandonnant les habitudes d’une vie modeste dans le Leningrad soviétique et s’éloignant de leur cercle d’amis. Avant de connaître la célébrité, Viktor Tsoï travaillait la nuit dans une centrale à charbon.
Fidèles à la loi de l’offre et de la demande, des groupes nouvellement formés se sont mis à pousser comme des champignons à travers tout l’espace soviétique, cherchant à s’enrichir sur le dos de la Perestroïka.
Ces apparitions de nulle part, avec des chansons sur la pénurie de viande, les bureaucrates soviétiques déconnectés de la réalité, la corruption, et encore bien d’autres problèmes provenant des discours de Gorbatchev, ont envahi la musique soviétique de la seconde moitié des années 80.
Le groupe de rock Okno (la fenêtre) en est l’exemple type, avec leur chanson Ivan Ilych, mentor de la jeunesse diffusée dans l’émission nocturne Vzglyad (Regard).
Bien sûr, toutes les grandes tendances des années 80 se reflétaient aussi sur la scène rock underground soviétique, depuis les ballades acoustiques jusqu’au glam metal. La plupart des groupes s’adonnaient également à diverses activités promotionnelles comme la fabrication de pin’s, l’impression de T-shirt à leur effigie, etc.
L’emblème de la faucille et du marteau, avec une inscription du mot Perestroïka, devient alors le principal symbole de l’époque. Les musiciens et leurs fans portent des T-shirts aux imprimés graphiques de la Perestroïka. Pour eux, le mot même est devenu signe d’espoir et d’un avenir meilleur. Ainsi est né le terme de « Perestroïka-rock ».
Fondamentalement, ce nouveau concept se base sur des chansons issues de styles différents, datant de la période précédente, mais reflétant l’esprit de la Perestroïka : le désir de changement, une société plus ouverte, et la libéralisation.
Peremen (le changement), du groupe Kino, reste sans doute la chanson la plus célèbre et représentative de la Perestroïka-rock. L’autre chanson phare de cette période est Poezd v ogne (Le train en feu), du groupe Aquarium.
Aquarium - « Ce train prend feu »
Le clip a d’ailleurs été tourné dans un style rappelant les films soviétiques sur la Révolution de 1917 et la guerre civile qui avait suivit dans les années 20. Les musiciens du groupe y sont vêtus à l’image des héros de la classe ouvrière partis s’engager dans la guerre civile pour défendre leur patrie communiste.
Le clip, ainsi que les paroles, sont la parfaite illustration de l’esprit de la Perestroïka, ce qui explique son extrême popularité à la télévision soviétique.
Le Perestroïka-rock ne portait un caractère ni politique ni protestataire, car ilse fondait sur des chansons de groupes underground réexistants. L’une des caractéristiques étranges des chansons rock est qu’elles n’expriment pas une protestation politique évidente. La création d’un groupe de rock underground constituant un risque en soi, il s’agissait déjà d’un acte de protestation.
Enregistrer ou interpréter des chansons trop politiques ou contestataires constituait également un danger pour les musiciens qui pouvaient se retrouver accusés d’être des ennemis de l’Etat soviétique. Certains chapitres du code pénal soviétique étaient spécifiquement consacrés aux actions dites antisoviétiques.
Finalement, le rock soviétique était plus imaginatif et suggestif que politique. Mais certains groupes ont également continué à écrire des chansons tout en conservant un style de musique brut, tel qu’il existait avant l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir.
En analysant le rock soviétique de la Perestroïka avec du recul, on observe qu’il s’agit surtout d’un mix de diverses chansons et de groupes hétéroclites n’étant pas, par nature, politisés.
Vasily Shumov est musicien, producteur, artiste photo et vidéo. Né à Moscou, en Russie, il a fondé en 1980 Centre (Tsentr), le premier groupe de musique « new wave » et électro-pop de la capitale. Entre 1990 et 2008, il vit à Los Angeles, en Californie. Il sort diplômé d’un master en beaux-arts à l’Institut des Arts de Californie en 1998. Vasily a présenté de nombreuses expositions individuelles et collectives de ses photos et vidéos d’art. Sa dernière exposition en date s’est tenue en avril 2013, à la Maison Centrale des Artistes de Moscou. En juin dernier, il a donné un concert avec son groupe Centre (Tsentr) au festival PAX à Helsinki, en Finlande.
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