« Comme sur des montagnes russes – tantôt en haut, tantôt en bas – mais toujours en mouvement sur les rails de notre époque », avait-elle résumé sa vie. Zinaïda Chakhovskaïa est née en 1906 à Moscou. Sa famille, de la dynastie des Riourikides, l’une des plus anciennes de Russie, issue de Riourik qui régna sur la Russie kiévienne, a inculqué à ses enfants dès leur plus jeune âge le principe selon lequel des gens bien élevés ne doivent jamais faire étalage de leur richesse ni de leurs titres. Ainsi, les parents de la jeune princesse ont toujours eu une attitude très paternelle envers les paysans qui travaillaient sur leurs terres.
Zinaïda Chakhovskaïa. Crédit : image libre de droit
C’est cette générosité qui a permis à Zinaïda de traverser les virages serrés de la vie, sans basculer dans le gouffre. Or sa vie a été semblable à un parcours de montagnes russes au bord d’un précipice…
Zinaïda était encore adolescente quand son pays, tel un énorme navire, chavira sous ses yeux, dispersant ses passagers sur les vagues de l’océan de la vie. Après avoir vécu les affres de la guerre civile fratricide en Russie, elle a quitté son pays natal en 1920 pour entamer avec sa mère une vie errante qui les mènera en Turquie, en France et en Belgique…
Dès ses plus jeunes années, elle s’intéresse au journalisme, aide son frère à éditer une revue en russe à Paris et fréquente en parallèle l’École pratique de service social. Après les cours, elle travaille dans des orphelinats, puis court à l’hôpital Saint-Antoine pour nettoyer et panser les plaies des sans-abri.
Le soir, le quartier du Montparnasse, qu’elle habitait, aiguise sa curiosité. À la lumière de La Rotonde, elle part, en compagnie d’un ami russe, voir le peintre mystérieux Foujita, le « toujours sale » Soutine, le « long » Jean Pougny et une foule de leurs modèles au maquillage égyptien.
En 1926, elle devient la femme de Sviatoslav Malevski-Malevitch, émigré russe lui aussi. Au début des années 1930, le couple s’installe en Belgique. C’est à ce moment que Zinaïda est devenue journaliste pour l’hebdomadaire Le Soir illustré. C’est à ce moment-là aussi qu’une odeur de poudre se répand dans une Europe qui va bientôt s’embraser…
« Je ne voulais pas du rôle de témoin muet, de spectateur confortablement installé dans son fauteuil pour regarder se jouer devant lui une tragédie. En ces années noires, j’ai préféré monter sur scène… », écrira-t-elle en se souvenant de septembre 1939. Son mari, Sviatoslav, intègre le réseau de résistance belge, tandis que Zinaïda obtient de la Croix Rouge le droit d’entrer dans un hôpital.
La France et la Belgique, ainsi que les diasporas russes de ces pays, se trouvent divisées : il y a ceux qui saluent Hitler et ceux qui le maudissent. Cette scission touche des familles entières. Zinaïda est, pour sa part, loin de partager les sympathies de certains émigrés russes pour Hitler. En effet, elle avait des raisons de détester les communistes, mais est-ce assez pour justifier l’extermination des personnes sur une base ethnique ?
En mai 1940, la Belgique capitule. Les bombes tombent déjà sur la France, sur l’hôpital près de Paris où travaille Zinaïda. « Pour nous, le cortège interminable de blessés à l’hôpital était cette bataille de Paris qui n’a pas eu lieu », a-t-elle écrit. Elle travaille sans relâche.
Un jour de juin, l’ordre tombe, sec : abandonner les blessés et évacuer le personnel médical. Le médecin en chef, le prêtre et tous les autres partent. Zinaïda et plusieurs infirmières refusent tout net de laisser les blessés. Mais elles apprennent vite que Paris est occupé par les nazis. Des officiers allemands s’installent dans le bâtiment. Les patients sont évacués vers d’autres hôpitaux de Paris. Zinaïda les suit et leur rend visite de temps en temps.
Une faible lueur d’espoir voit le jour dans le cœur de Zinaïda quand elle entend à la radio l’appel du général de Gaulle : elle se rend compte que certains ne sont pas prêts à déposer les armes, qu’il reste des forces désireuses de combattre. À Paris, Zinaïda aide la Résistance en diffusant des tracts.
Le 22 juin 1941, l’Allemagne nazie lance une attaque perfide contre l’Union soviétique. Le même jour, des arrestations en masse sont opérées parmi les émigrés russes dans toute la France occupée. Sa citoyenneté belge sauve la vie de Zinaïda, mais elle est émue par le sort de ses compatriotes. Elle ira même au commissariat pour déclarer qu’elle est Russe comme eux, mais la police la laissera ressortir libre.
Elle part alors rejoindre son mari à Londres après avoir franchi mille barrières et obtient un poste à l’Agence française d'information (AFI) dans Fleet Street. Pas une seule fois Zinaïda n’est descendue dans un abri : elle reste sur son lieu de travail au cas où une information urgente tomberait.
Durant cette période de sa vie, elle voit et décrit dans ses articles les vrais héros de l’arrière : de jeunes femmes au volant de gros camions qui ramassent les morts et les blessés, des pompiers et des secouristes qui retirent les victimes des bombardements de sous les décombres.
Le 6 juin 1944, le télétype de la rédaction imprime des informations urgentes avec l’appellation de villes et de villages normands. C’est le Débarquement de Normandie ! La Victoire devient de plus en plus proche. Le mouvement de Résistance reprend de la vigueur. En août 1944, quand Paris fête sa libération, Zinaïda pleure de dépit : loin de la ville, elle ne peut partager cette joie. Sans parler du 9 mai 1945, quand les salves de la Victoire illuminent sa ville natale…
Après-guerre Zinaïda devient reporter du journal belge Le Quotidien pour lequel elle rédige des articles sous le pseudonyme de Jacques Croiset. Sa première mission est de couvrir le procès de Nuremberg.
Elle ne veut pas d’interviews avec les poids lourds du monde politique. Elle s’intéresse au sort des soldats et des officiers, des enseignants, des médecins et des simples employés. Elle rencontre d’anciens prisonniers des camps de concentration qui ressemblent à des squelettes recouverts de peau, elle regarde sur le banc des accusés ceux qui, récemment encore, s’estimaient être des « surhommes » et qui, aujourd’hui, tentent maladroitement de trouver une excuse devant le jugement de l’Histoire…
Zinaïda Chakhovskaïa figure parmi les premiers journalistes qui ont fait connaître au monde la vérité du camp de Dachau. Les expériences monstrueuses sur les prisonniers, la confection d’abat-jours et de valises en peau humaine, les murs striés par les ongles des victimes des chambres à gaz… Son reportage depuis Dachau ouvre les yeux à ceux qui, sous l’occupation, avaient considéré les nazis comme une source de calme et d’ordre. À ceux qui jetaient la pierre aux juifs, qui dénonçaient les maquisards à la Gestapo ou qui restaient simplement indifférents…
Le procès de Nuremberg la déçoit. Elle s’indigne, car les criminels sont jugés non pas par les victimes qui ont survécu, mais par des politiques dont certains ne sont pas des modèles exemplaires d’humanité (elle parle évidemment de Staline). Selon elle, c’était en quelque sorte une parodie du Jugement dernier.
Par la suite, Zinaïda travaille à la Fédération Internationale des Archives du Film (FIAF) puis à Radio France. De 1968 à 1978, elle est rédactrice en chef du journal en langue russe édité à Paris, La Pensée russe. Elle couchera sur le papier toutes ses rencontres étonnantes, toutes les circonvolutions de son destin.
À la différence de nombreux autres émigrés, elle réalisera son rêve de revoir la Russie. En 1956, elle retournera à Moscou pour y passer deux ans avec son mari, diplomate. Elle reverra sa maison de la ruelle Sivtsev Vrajek et, par une froide nuit d’hiver, viendra s’adosser aux murs qui ont entendu son premier cri et son premier soupir. Mais ce sera un autre pays, une autre histoire et, en fait, une autre maison.
Au cours de sa vie, Zinaïda Chakhovskaïa recevra le grade de chevalier de la Légion d'honneur et sera honorée par l'Académie-Française.
Décédée en 2001, elle repose aujourd’hui au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, à Paris.
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