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108 fenêtres hexagonales, des murs ronds, un escalier en colimaçon... Ressemblant plus à une immense ruche qu’à une maison individuelle, ce monument moscovite de l'avant-garde russe est considéré comme l’apogée de la créativité de l'architecte soviétique Constantin Melnikov. « Vous comprenez que le constructivisme, disons, n'est pas une sorte de fétiche pour moi, mais seulement l’une des directions de mon activité de recherche ? », déclare lors de notre entretien le professeur d'architecture Jean-Louis Cohen, qui a récemment participé à l’expertise de cet édifice préalable à sa restauration.
Maison de Constantin Melnikov (1927). Moscou. Photo : 1984
William BrumfieldAux intérêts scientifiques effectivement bien plus larges, ce spécialiste français ne doit pas au hasard sa présence au sein du comité chargé d'évaluer l'état de la maison de Melnikov. La Russie soviétique est apparue dans sa vie alors qu’il était encore enfant, son père ayant travaillé dans les années d'après-guerre, à Moscou comme correspondant du quotidien français L'Humanité. Authentique « soviétophile », mais aussi critique, il a réussi à transmettre à son fils un amour pour la langue et la culture russes, qui étaient perçues positivement dans la France gaulliste des années 1960. Jean-Louis s’est donc retrouvé pour la première fois en URSS à l'âge de 16 ans. Là, il a non seulement réussi à voir de ses propres yeux la capitale du géant communiste, mais aussi à fréquenter le camp pour enfants Orlionok, n'ayant rien à envier au légendaire Artek.
Plus tard, dès le début de ses études d’architecture, Cohen a pris connaissance des travaux d'Anatole Kopp, l'un des premiers chercheurs occidentaux à avoir de nouveau attiré l'attention sur l'avant-garde russe dans les années 1960. Depuis lors, il a été fréquemment invité à Moscou, où il s'est rapproché de nombreux architectes soviétiques d'avant-garde, parmi lesquels le fameux Constantin Melnikov. Cohen n'a rencontré qu'une seule fois l'auteur du célèbre pavillon soviétique de l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de 1925 à Paris, mais cette événement lui a fait forte impression.
Pavillon soviétique de l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de 1925 à Paris
Domaine publicRécemment, vous vous êtes à nouveau rendu en Russie, comme d'habitude, pour une affaire importante – pour participer à l'examen de la demeure moscovite de Constantin Melnikov, l'un des plus remarquables architectes soviétiques d'avant-garde. Pouvez-vous nous dire quel genre d'architecte il était et, plus important encore, quel genre de personne il vous a paru être lors de vos interactions personnelles ?
C’était un architecte extrêmement brillant, excellent projeteur. Il a eu la chance de trouver à un moment donné de sa vie, au milieu des années 1920, des commandes extraordinaires que personne n’a eues après lui, réussissant à construire cinq clubs ouvriers. Ce qui était aussi tout à fait exceptionnel c’est qu’avec ses honoraires, il a réussi à construire sa propre maison. C’était quelqu’un d’original et il reste absolument unique dans l’architecture européenne de la période, et pas simplement dans l’architecture russe.
Je l’ai vu seulement une fois et j’ai passé la journée avec lui. Je me souviens qu’il était quelqu’un de conscient de lui, mais dans le même temps d’hospitalier et d’affectueux. Melnikov se vivait comme étant seul au milieu du monde et on le comprend quand on voit la maison, dans laquelle il a vécu 44 ans au milieu de la Moscou bolchévique. C’était un ermite, un solitaire qui a eu une vie artistique exceptionnelle pendant presque vingt ans et qui a passé ensuite le reste de sa vie à se remémorer son œuvre.
Constantin Melnikov dans sa maison à Moscou
Anatoly Sergeev-Vasiliev/SputnikL'œuvre de Melnikov excite encore l'esprit des architectes par son originalité et son caractère novateur. Qu'est-ce qui vous inspire le plus dans son héritage ?
L’essentiel je dirais, c’est son invention architecturale quant à l’espace intérieur et à la composition elle-même. Il n’est pas prévisible et ménage des surprises, même lorsqu’on connait bien les bâtiments. Chaque problème abordé a été repensé d’une manière originale. Prenez, par exemple, les cinq clubs ouvriers de Moscou qui ont été construits selon le même programme, mais qui sont tous complètement différents,notamment parce que leur créateur s’intéressait énormément à l’idée d’introduire des éléments cinétiques dans la construction. De ce point de là, Melnikov a inventé une architecture tout à fait exceptionnelle. Personne d’autre en Russie et en Occident n’a pratiqué la même démarche.
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Comment se fait-il que ce soit vous qui ayez dirigé le conseil des spécialistes pour la restauration de la maison de Melnikov à Moscou ?
Je crois être devenu un des spécialistes occidentaux les plus au courant de l’œuvre de Melnikov, avec par ailleurs une certaine expérience en matière de patrimoine moderne, alors je pense que c’était assez logique que l’on me demande de contribuer à tout ça. C’est une pratique assez courante devant un objet architectural aussi complexe de rassembler les meilleurs talents, ce qui fut fait à Moscou.
Je m’occupe d’une instance du même ordre pour ce chef d’œuvre de l’architecture moderne en France qu’est la villa E-1027 à Roquebrune, et je peux dire que ce qui est important, c’est de profiter de l’expérience des autres et de ne pas penser que l’on peut tout réinventer à propos d’un objet aussi complexe.
Que peut-on conclure sur l’état du bâtiment après son inspection ? Quelles étaient les inquiétudes des spécialistes, et ces craintes se sont-elles avérées justifiées ?
Ce que l’on peut dire sur l’état de ce bâtiment est ce qu’il n’y a aucune menace urgente. Le bâtiment est dans l’ensemble en bon état et je peux dire que les travaux d’analyse de la structure et des fondations ont été faits de manière extrêmement rigoureuse, avec les méthodes les plus avancées. Il avait beaucoup d’inquiétudes à propos des fondations du fait que des immeubles très élevés ont été construits autour, ce qui aurait pu modifier l’hydrologie du site. Mais en fait la maison de Melnikov est solide à la base. Les analyses montrent par exemple que beaucoup des fissures apparentes sur la façade existaient déjà dans les années 1930.
Projet de construction confirmé. Plans des étages et bâtiment à échelle.
Domaine publicLes problèmes sont au nombre de trois. Le premier est le mauvais état de la grande verrière de la façade sud, qui est déformée et demande à être restaurée. Le deuxième problème est relatif au sol du plancher du cylindre haut, qui sépare le rez-de-chaussée du premier étage, et s’est un peu affaissé. Il doit être renforcé notamment dans la perspective de rendre le bâtiment visitable par des petits groupes. Et le troisième problème est celui du chauffage. Avec le chauffage urbain de Moscou qui est surpuissant et impossible à moduler, la maison devient très sèche, ce qui est mauvais pour la conservation des intérieurs et des objets.
Ensuite, il y a des choses normales dans une maison qui a presque cent ans, plus des problèmes d’entretien que de reconstruction. L’étape qui s’ouvre désormais est celle de la recherche des financements permettant de réaliser ces travaux par campagnes sucessives.
Charpente de l'édifice en cours de construction. (près de la maison se trouvent Melnikov et sa femme Anna). 1927-1929
Domaine publicEn tant que grand spécialiste de l'histoire de l'architecture, qui a également une vaste expérience de l'urbanisme et des projets de restauration, vous participez souvent à des événements similaires. En ce qui concerne la Russie, comment se passe la protection des monuments architecturaux en général ?
La culture de la restauration était longtemps une culture d’intervention très lourde : on ne restaure pas mais on reconstruit. Il est temps d’aller dans une autre direction, plus subtile.
Je prendrai deux exemples différents à Moscou. Le premier est celui de la maison-commune de l’institut du textile d’Ivan Nikolaïev, qui a été totalement détruite et reconstruite -seule l’ossature d'acier a été conservée. Le deuxième exemple est celui du bâtiment du Narkomfin de Moïsseï Guinzbourg. Sa structure en béton est solide et la typologie des logements historiques ont été intégralement conservées.
Les choses changent apparemment. Il y a d’excellents spécialistes russes, désormais bien formés, au courant des expériences étrangères, qui peuvent servir de comparaison.
Si nous avons commencé à parler de restauration, je voudrais aussi vous interroger sur le projet du photographe Richard Pare. Il a, non sans votre avis, saisi par son objectif de nombreux bâtiments de l'avant-garde et des autres courants modernes de l'architecture soviétique. Il semble que personne d'autre n'ait réussi à enregistrer l'état de ces bâtiments de manière aussi détaillée. Quel est l'intérêt et l'importance de ce projet selon vous et quels sont bâtiments qui n'ont pas été photographiés, mais méritent une attention particulière ?
Richard avait un bon soutien du ministère de la Culture russe et ça lui a permis d’aller voir quelques bâtiments auxquels on n’accède pas d’habitude parce qu’ils se trouvent en province, notamment dans les villes industrielles, où il y avait de l’argent et une intense production pendant les années 1920-30. Le livre de Richard a fixé l’image de ces bâtiments avant que certaines bêtises ne soient faites.
Malheureusement, il n’a pas réussi à photographier beaucoup usines, et notamment pas celles réalisées par l’architecte américain Albert Kahn, qui a construit lui-même ou à travers du Promstroïproekt, qu’il a créé à Moscou plus de 500 bâtiments. S’il fallait reprendre son travail pour faire un deuxième volume, je pense qu’il faudrait travailler sur ces usines et aussi aller dans les villes qui étaient à l’époque « fermées » aux étrangers, car elles abritaient des productions militaires.
Il y a aussi beaucoup de villes sur lesquelles des guides d’architecture ont été faits récemment par mes collègues russes, comme Rostov-sur-le-Don, Samara et Novossibirsk, où il y a eu une production architecturale tout à fait considérable. Le travail à faire maintenant est un travail de rassemblement de tous ces éléments du paysage architectural, bien au-delà des grandes villes.
Vous avez rédigé un livre sur le travail de Le Corbusier en URSS. Racontez-nous s’il vous plaît, comment avez-vous collecté les données nécessaires ? Votre connaissance de la langue russe vous a-t-elle aidé ? Quelle a été la plus grande découverte lors de votre recherche ?
J’ai écrit ce livre dans les années 1980 à partir les archives françaises de la Fondation Le Corbusier, en parlant avec des gens à Moscou, en lisant toutes les publications russes et en regardant les dessins des collections occidentales et soviétiques.
Le Corbusier a fait les trois voyages à Moscou dans les années 1920. Il n’a passé au total que quelques semaines à Moscou, mais il a laissé une marque très forte sur l’architecture russe et, lui-même, il a été fortement impressionné par l’architecture russe. Au cours de ses visites, il a fait trois projets en Russie dont un seul a été construit. Il s’agit de l’immeuble du Centrosoyouz, qui était son plus grand bâtiment avant la construction de son unité d’habitation de Marseille en 1952. Pour lui ce fut sans aucun doute une très grande expérience.
Le Corbusier et Nikolaï Kolli sur le chantier du Centrosoyouz, Moscou, mars 1931.
Catherine Cooke/Wikipedia, fondationlecorbusier.fr, corbusier.totalarch.comCe que j’ai trouvé le plus amusant c’est que Le Corbusier en 1929 revient à Paris avec les plans bleus du Narkomfin de Ginzbourg et ce qui était intéressant dans son rapport avec le Narkomfin c’est qu’il doit réaliser un bâtiment qui utilise beaucoup des éléments de son langage architectural, notamment les trois terrasses, la fenêtre en longueur et les piliers. Le Corbusier n’a pas eu l’occasion de réaliser en Occident un bâtiment aussi grand, mais il le voit réaliser à Moscou par Moïsseï Ginzbourg, donc il a été à la fois satisfait de voir cette idée reprise et en même temps extrêmement jaloux. Ça c’était l’effet concret du constructivisme sur l’œuvre du Corbusier, parce que Ginzbourg était un constructiviste juré, ce que j’ai montré à l’exposition au musée Pouchkine consacrée à Le Corbusier en 2012.
Vous avez visité Moscou à l'ère soviétique et puis récemment. N’a-t-elle pas changé au point d’en devenir méconnaissable ? Perd-elle son charme architectural ?
Moscou est la plus grande ville en Europe aujourd’hui, une ville extrêmement riche qui dépense cent fois plus pour son aménagement urbain que Saint-Pétersbourg et les autres villes de la province. c’est une ville dans laquelle on peut toujours se promener, une ville où les lieux de sociabilité se multiplient, les musées ne cessent de s’ouvrir –c’est donc une ville qui a un dynamisme fantastique mais qui perd peut-être un peu de l’aspect sympathique et nostalgique de la Moscou soviétique dans laquelle il y avait très peu de voitures dans les rues, les cours d’immeuble était pleines d'herbes folles et la périphérie bâtie de khrouchtchovki [barres d’habitation soviétiques des années 1060-70] entourées d’arbres. Elles vont disparaître en raison du programme de rénovation. C’est un programme dont je comprends les motivations et je ne défends pas les khrouchtchovkis, mais plutôt le paysage de Moscou qui était devenu dans la périphérie une espèce de forêt habitable. En même temps, au centre, les vieux quartiers qui étaient morts ont retrouvé leur animation. La capitale russe est redevenue une ville de marchands, ce qu’elle avait été historiquement et avait cessé d’être après la NEP. Certains éléments de son charme ont disparu mais cette ville reste l’une des plus extraordinaires et poétiques du monde.
Habituellement, les étrangers, y compris les Français, préfèrent Saint-Pétersbourg à Moscou. Qu’en pensez-vous ?
J’aime beaucoup Moscou et je la préfère à Saint-Pétersbourg pour beaucoup de raisons. Je trouve que Saint-Pétersbourg est un peu comme un squelette dans un magnifique costume, parce que sa population n’est plus ce qu’elle a été, avec l’exil d’après la révolution, le retour de la capitale à Moscou, une répression stalinienne féroce et le blocus. Oui, c’est une ville de culture extraordinaire, mais c’est une ville qui est un peu l’ombre de ce qu’elle a été. Quant à Moscou, elle a capturé toute l’énergie de l’URSS et de la Russie d’aujourd’hui.
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Bien que l'architecture russe ne soit que l’une de vos nombreuses passions, vous travaillez toujours sur certains projets liés à la Russie. Parlez-moi d'eux, s'il vous plaît.
Le premier est une exposition qui est tout à fait exceptionnelle au Centre de l’architecture canadienne à Montréal qui porte sur l’américanisme en Russie et je voudrais que cette exposition vienne à Moscou parce qu’elle propose une nouvelle lecture de l’architecture russe et pas de seulement l’architecture soviétique, car elle remonte au XIXe siècle. Et aussi je lance le chantier d’une grande monographie sur l’architecture en Russie depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe, afin justement de situer ses grands mouvements dans une perspective historique d’ensemble.
Propos recueillis par Daria Gridiaïeva
Dans cet autre article, nous vous présentions justement sept bâtiments d’avant-garde à Moscou.
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