Russia Beyond : Tout d'abord: pourquoi la Russie ? On sait que vous avez fait vos études à Saint-Pétersbourg après avoir étudié à Minsk, mais pourquoi avoir initialement arrêté votre choix sur ce pays ? Qu'avez-vous voulu trouver en Russie et pourquoi ?
Roland Bonnin : Je suis venu pour la première fois il y a presque 15 ans, je m’étais intéressé au système Stanislavski, à l’école russe, même si je ne savais pas encore ce que c’était. Une autre raison : dans les années 2000 il y avait une absence d’informations sur ce qu’il s’y passait. J’étais curieux de voir ce que c’était et quand je suis arrivé j’ai été très surpris, c’était très différent des clichés que j’avais imaginés et je suis tombé petit à petit amoureux de ce pays.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement surpris ?
Le rôle que joue la culture. Je tiens à noter l’importance du théâtre dans ce pays, c’est quelque chose dont on parle beaucoup et les spectacles font l’objet de discussions, parfois de débats nationaux. Ici, le théâtre reste un espace important comme à l’époque de la Grèce antique où le théâtre était un moyen de discuter des problèmes de la société.
Après avoir terminé vos études vous êtes rentré en France, puis revenu à nouveau en Russie. Par quoi le travail en Russie vous attire-t-il? Il se peut que vous trouviez ici quelque chose de particulier qui vous inspire à la création ?
À mon retour en France, après que j’ai créé ma petite entreprise, quelqu’un m’a demandé pourquoi je ne venais pas travailler en Russie. « Ai-je des chances ? », telle a été ma réaction. J’ai alors commencé à écrire à des théâtres et il y a eu un intérêt. Ensuite, les projets se sont enchaînés. Mais il faut reconnaitre que, de manière personnelle, la Russie me manquait et que je m’y sentais beaucoup plus à l’aise qu’en France.
Et du point de vue professionnel ? Le théâtre russe se distingue-t-il de l’européen, et notamment du français ?
À mon sens, la principale différence réside dans la mentalité et dans la façon de voir le théâtre. Je pense que c’est l’angle d’attaque, la façon de concevoir l’art qui est très différente. Je pense qu’en Russie il y a une très grande exigence dans ce domaine-là, il y a un côté parfois presque scientifique. Il y a un certain luxe dans les théâtres nationaux, dans les théâtres de répertoire et cet environnement donne plus de chances à l’artiste, lui permet de développer des idées intéressantes.
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Comment percevez-vous le fait d’être héritier d’une culture et de s'adresser à des gens d'une culture différente de la vôtre ? Croyez-vous que ceci élargit pour vous la marge de manœuvre, peut-être ?
Je suis d’accord avec vous et c’est quelque chose que j’ai eu du mal à réaliser tout de suite. Effectivement c’est une richesse, un regard différent. La culture est une affaire de métissage, de combinaisons. Je pense maintenant que dans mon travail en Russie j’essaie d’incorporer des éléments de la culture française ou européenne à petites doses et d’en faire une synthèse. J’aimerais par exemple importer de la dramaturgie française contemporaine : actuellement la dramaturgie contemporaine russe est basée exclusivement sur la New Writing anglaise. Or, je pense qu’il y a en Allemagne, en France et ailleurs d’autres dramaturgies complètement différentes qui sont un peu ignorées en Russie. J’aimerais peut-être créer un laboratoire de dramaturgie française, allemande, espagnole ou sud-américaine et voir si ceci peut avoir un écho en Russie.
En fonction de quoi retenez-vous tel ou tel thème pour votre création théâtrale, cherchez-vous à envoyer un message précis à tel ou tel public?
Je m’intéresse à ce que j’appellerais les prisons intérieures, c’est-à-dire qu’on s’enferme souvent soi-même dans des cages et tout le monde le fait, c’est souvent en lien avec ses peurs, peur de l’avenir, peur de changer. C’est une forme d’escapisme. Je cherche pour moi-même aussi cette liberté, la possibilité de prendre le contrôle de ma propre vie et de sortir des dogmes dans lesquels on vit.
Mon expérience en Russie m’a fait voir la vie d’une autre manière et a par conséquence élargi mon champ de vision. Je pense donc que c’est intéressant de confronter les points de vue. Je pense que ça peut être ça mon message ou plutôt ma façon de travailler. Je n’ai pas de programme à dire, c’est juste un moyen de se libérer de nos dogmes parce que je pense que c’est la clé vers l’évolution.
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Pourquoi avoir arrêté votre choix sur les marionnettes dans un pays aux traditions de Stanislavski ? Par quoi ce théâtre vous attire-t-il et quelles dimensions supplémentaires vous offre-t-il?
J’ai toujours aimé les marionnettes et j’ai senti il y a quelque temps une certaine fatigue du théâtre strictement réaliste ou naturaliste. Je suis allé aux choses un peu plus conventionnelles, comme le théâtre des masques ou par exemple la Commedia dell’arte. Le monde des marionnettes permet de s’ouvrir sur un monde invisible et de montrer la réalité d’une autre manière, moins réaliste que les thèmes dramatiques.
Début octobre, nous avons appris que vous aviez été désigné metteur en scène en chef du théâtre des marionnettes de Kirov. On tient tout d'abord à vous en féliciter. Quels projets fixez-vous devant vous et devant le théâtre et qu'aspirez-vous à insuffler dans cet établissement ?
Le théâtre de Kirov a une gloire passée, une tradition, des acquis, une troupe et un répertoire. Il y a eu toutefois une certaine dégradation de la politique du théâtre durant ces dix dernières années et une érosion lente des spectacles. Mon travail est de définir ce qu’on va être pour les dix prochaines années. Comme je l’ai dit à la troupe, il faut qu’on redevienne un théâtre qui compte, qui a son esthétique et qui soit intéressant d’abord pour Kirov et puis pour d’autres villes. Mon but est de faire à la fois des spectacles qui vont essayer de réconcilier le public avec notre théâtre, mais aussi de déterminer l’identité particulière de la troupe, la faire évoluer par rapport aux perceptions du public qui évolue aussi.
La culture du théâtre des marionnettes en Russie se distingue-t-elle de celle en France ?
La différence est flagrante. Les troupes françaises existent avec trois-quatre personnes, ce qui ne les empêche pas de faire de très beaux spectacles. Mais en Russie il y a aussi des visions qui sont intéressantes : il faut faire un grand spectacle, avec entre six et dix personnes sur scène, avec un grand décor. Mais, à mon avis, il y a une espèce de volonté de vouloir copier le théâtre dramatique, si bien qu’on perd un peu la nature très artisanale du théâtre des marionnettistes. Je pense qu’il faut voir si on peut faire des spectacles avec pas grande chose. Il faut essayer de montrer ça sans exclure les spectacles d’envergure.
Dans un entretien à la presse locale vous avez mentionné que vous ne préfériez pas monter en personne des représentions basées sur des contes folkloriques russes, voulant les réserver aux metteurs en scène locaux. Ne trouvez-vous pas qu'au contraire ceci pourrait vous donner l'occasion de déboucher sur une nouvelle interprétation et de les enrichir ainsi, de leur donner une dimension interculturelle ?
Dans chaque culture il y a des choses qui sont accessibles et d’autres moins. Je comprends très bien Gogol lorsqu’il s’agit du Reviseur ou des Joueurs, mais je ne comprends pas ces récits comme La nuit de Noël - c’est trop éloigné de moi. Je n’ai pas envie de m’attaquer à des choses classiques et de les faire mal. Je le ferai quand je serai prêt et quand ce sera judicieux. Ce ne serait pas intelligent de vouloir faire comme les Russes et pourtant j’ai plein de choses de France que je peux amener ici.
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Envisagez-vous des projets franco-russes ?
Il y a 3 ans j’ai fait amener de jeunes auteurs russes faire des lectures à Marseille pour essayer de montrer ce qu’il se passe en Russie, quel genre de théâtre et quel genre de dramaturgie s’y développent, parce qu’il y a des dogmes, des clichés qui circulent. J’aimerais faire venir des dramaturges contemporains qui sont inconnus en Russie, j’aimerais les faire venir en Russie, les traduire, les montrer au théâtre, faire des lectures.
Et pour conclure : qu'avez-vous appris en Russie ?
J’ai défini il n’y a pas très longtemps en quoi la Russie m’a aidé. Il y a un film qui s’appelle Fight Club, il touche à un problème très intéressant de l’homme contemporain. La société de consommation lui a appris qu’il fallait accumuler les voitures, les maisons, qu’on devait ressembler à un idéal tout en oubliant ce que c’est qu’être un homme dans le sens noble du terme. Lorsque je suis arrivé en Russie ça m’a soigné de cette maladie. J’ai réalisé ce que doit être un homme, ce qui doit être sa vie et le sens de sa vie, loin des fausses valeurs. Aujourd’hui je vis avec une dizaine de cartons qui me suffisent et je peux aller rapidement dans toute autre ville. La Russie m’a aidé à me libérer, à être plus en accord avec moi-même.
Propos recueillis par Flora Moussa
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