Crédit photo : Opale / East News
Depuis ses débuts, la littérature en Russie incarne la conscience de la nation et l’écrivain est considéré comme une autorité morale. Le verbe artistique ne jouit pas seulement d’une grande importance dans la population mais il est également redouté par le pouvoir. La censure s’est abattue sur Pouchkine et Gogol en passant par Dostoïevski et Soljenitsyne.
Tandis que l’historiographie officielle défigure ou escamote la vérité, la littérature ose s’en approcher. Le nouveau roman de Lioudmila Oulitskaïa, La Tente verte, commence là où s’arrête le plus grand roman de la perestroïka, d’Anatoli Rybakov, Les Enfants de l’Arbat, c’est-à-dire à la mort de Staline. C’est une mise en garde contre un retour au stalinisme, contre la glorification du « glorieux passé soviétique » et la soumission aux autorités. Il donne au lecteur un aperçu des dilemmes de l’individu face à un État totalitaire, qui se prétend gardien des libertés et de la justice sociale.
Les trois camarades d’école Ilia, Sania, Micha et les jeunes Tamara, Galia et Olga sont nés avant la guerre et grandissent dans les années 1950 à Moscou. Les jeunes gens sont sensibilisés par Viktor Chengueli, un professeur engagé sur les questions culturelles, sociales et éthiques.
« La littérature est la seule chose qui aide l’homme à survivre, à se réconcilier avec son temps », leur apprend-il. Ils comprendront plus tard que ce postulat s’applique à tous les arts, Sania en tant que musicologue, Ilia en tant que photographe et Micha en tant que poète et professeur. Bien que n’étant pas actifs politiquement, ils entrent rapidement en contradiction avec la doctrine d’État soviétique. Consients de leur responsabilité morale, ils devinrent fatalement des marginaux et des « ennemis ».
Le livre tourne autour de la période de la dissidence soviétique dans les années 1960 jusqu’au début des années 1980, quand les arrestations ou les internements en hôpital psychiatrique pour cause « d’agitation antisoviétique » ou de « hooliganisme » étaient monnaie courante.
Le thème le plus important du roman est la maturité morale de l’individu, sa conscience et sa liberté. Doit-il faire prendre des risques énormes ou suivre les rêgles établies ? Pourquoi certains individus développent-ils une responsabilité morale tandis que d’autres, non ?
Les principaux tournants dans le destin des protagonistes sont les interrogatoires du KGB. Ils ont mis au pied du mur, confrontés à une fêlure, physique et morale. Une esquisse de Vroubel – un ange aux ailes brisées – suspendue au-dessus du lit de Tamara, sert de métaphore. Et elle sert très prosaïquement à payer les coûts du départ pour rejoindre l’être aimé émigré.
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Lioudmila Oulitskaïa ne donne pas une série d’événements linéaires, elle opte pour des spirales liées aux personnages. Chaque chapitre est enchevêtré dans l’autre et change la perspective. Le motif est complexe et souvent fatalement brisé à l’intersection de plusieurs lignes de vie. En plus de la poésie omniprésente, l’auteure distille un humour très personnel.
Parfois, elle comprime le temps en des événements historiques, comme l’horreur archaïque de Moscou au moment de la mort de Staline. Parfois, l’absurde apparaît, lorsque Macha détourne de l’argent et s’achète secrètement des bottes de pêcheur.
Elles se révéleront trop petites, alors elle les bourrera d’une copie circulant sous le manteau de l’Archipel du Goulag, interdit, et cachera le tout au-dessus des toilettes. Peu de temps après, la datcha du « Roi Arthur » sera l’objet d’une perquisition qui retournera tout et mènera à la confiscation de livres, mais le carton contenant les bottes ne sera pas découvert et le beau-père de Macha échappera à l’arrestation.
Ceux qui sont en prison ou dans les camps sont marqués à vie et la plupart meurent jeunes. Lioudmila Oulitskaïa met le point final avec la mort de Joseph Brodski en 1996, à New York. Mais Brodski, condamné en tant que « parasite » en 1964 et expulsé du pays en 1972, devenu anonyme, incarne les poètes et les dissidents : Siniavski, Daniel, Galanskov, Bukowski, Gorbanevskaïa, le général Grigorenko, etc.
Le prototype pour Micha est le poète Ilia Gabaï. Les destins d’Ilia, Sania et des femmes sont des compilations de plusieurs biographies. L’auteure mixe fiction et travail documentaire. Andreï Sakharov n’a besoin d’aucun masque. Elle décrit simplement une visite auprès du physicien et défenseur des droits de l’homme qui a accepté l’humiliation car il avait considéré l’utilisation de quelque chose de plus important comme un privilège personnel.
Dans les rêves d’Olga, ils sont tous rassemblés, vivants et morts, traîtres, coupables et victimes. Lioudmila Oulitskaïa ne condamne personne, mais son amour va aux gens solides et aux poètes dotés d’une conscience.
Lioudmila Oulitskaïa est née le 23 février 1943 en Bachkyrie. Diplômée en biologie, elle devient chercheuse en génétique à l’Académie des Sciences de l’URSS, puis se tourne vers l’écriture. En 1994, sa nouvelle « Sonietchka » est très remarquée en France, et reçoit le prix Médicis. Lioudmila Oulitskaïa a été nommée Officier de l’Ordre des Palmes Académiques en 2003 et de l’Ordre des Arts en 2004. En 2011, elle a été lauréate du Prix de Simone de Beauvoir.
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